dimanche 7 février 2010

Des os dans les poches


J'ai toujours aimé collectionner les os. Les petits, ceux dont la présence ne se remarquerait pas. Ceux que je pouvais mettre dans mes poches. Des os de bêtes, de souris par exemple. Faciles à transporter, les os de souris, ils sont minuscules, mais l'inconvénient, c'est qu'ils sont trop aisément perdus. C'est dommage, elles sont rigolotes les souris. Elles dansent la nuit, au clair de lune, elles dansent un peu n'importe comment mais elles dansent, c'est beau et drôle à la fois.
Et une fois même, un crâne de corbeau. Accroché autour du cou, c'était un chouette collier. Et le meilleur ami que j'ai jamais eu. Cuthbert le corbeau. Avec lui, qu'est-ce que j'ai rigolé. J'ai jamais retrouvé le reste de son corps d'oiseau, alors il avait que sa tête, du coup il pouvait pas faire grand chose, alors il parlait. Il parlait beaucoup. Moi aussi j'aimais lui parler. A lui, je lui disais tout. Mum m'a passé un savon quand elle l'a découvert, comme quoi c'était sale et macabre. Macabre. Je sais même pas ce que ça veut dire.
Mum, c'est pas ma vraie maman, ça a jamais été ma vraie maman. Ma maman de sang, je l'ai jamais vu ailleurs que sur la vieille photo jaunie qu'on m'a donné et que j'ai toujours sur moi. Elle est jolie ma maman, comme une princesse. On m'a dit qu'elle était morte, ou enfermée dans un asile, ou qu'elle faisait le trottoir quelque part, en tout cas qu'elle m'avait abandonné ça c'était sûr et que c'était sans doute tant mieux parce qu'une fille comme ça était pas faite pour être mère, mais moi je sais que tout ça c'est rien que des mensonges. Mon papa, je sais même pas à quoi il ressemble, et personne n'en parle, comme s'il n'avait jamais existé. Jamais. Mais moi, je sais que tout ça c'est rien que des mensonges. Ma maman est une princesse, et mon papa un roi. Et je sais que quelque part, dans un royaume lointain et mystérieux, presque secret et magique, ils règnent avec bonté et justice, malgré la tristesse de la séparation avec leur enfant, le Petit Prince, ils sont tristes parce que leur fils leur manque. Mais un jour, ils viendront me chercher, et alors ils seront heureux. Ensemble, nous serons heureux pour toujours.

Mum m'a passé un savon quand elle a découvert mes trésors de poche. Elle a fouillé ma chambre, à la recherche d'autres restes, et elle en a trouvé un peu partout, surtout sous mon oreiller. Elle a tout jeté, la poussière et les os, malgré mes cris et mes pleurs. Elle se débarrassait de mes seuls amis. Mais elle ne le comprenait pas, elle était une grande, et les grands ne comprennent rien à ces choses là. Je ne lui en ai pas trop voulu. Pas maintenant. Je lui en ai voulu quand elle a tout raconté à Dad. C'était à table, le midi. Il avait la bouteille à la main, et l'ivresse au corps. Mais Mum a fait comme si elle ne voyait rien, encore un autre truc de grand, et elle lui a tout raconté. Il a rien dit sur le moment, il a juste rigolé, un coup sec comme un poignard.
Il a attendu. Mum est partie faire les courses en ville, me demandant d'être sage et brave, et moi je suis allé jouer dehors. J'ai trouvé derrière la maison un tas de vieux os. Mon tas de vieux os. Ceux qui m'avaient tenu compagnie en secret pendant des nuits et des nuits. J'ai poussé un cri de joie. Et puis il y a eu Dad.
Il avait attendu son heure, l'Heure de la Bête. Quand le soleil est à son zénith et qu'il écrase vos rêves et vos espoirs, qu'il musèle l'imagination et n'offre en spectacle que la réalité, la triste et sordide réalité du monde. Celle qui fait mal. Comme le poing de Dad dans mon visage. Comme mes dents qui mordent la poussière. Comme les coups de pieds dans mon ventre. C'est ça la réalité: le goût de terre et de sang dans la bouche, et la douleur partout.
Cuthbert était mon meilleur ami, et les amis se soutiennent dans les moments durs, ils se tiennent la main et s'entraident. Cuthbert n'avait pas de main, mais ce n'était pas grave. Son crâne a roulé vers moi, et je l'ai ramassé. L'os était chaud dans ma paume. Il m'a murmuré des choses, mais des choses terribles. Dad m'a saisi par les cheveux d'une poigne ferme, un étau de fer déguisé en gant de chair, et il a tiré un grand coup jusqu'à me soulever complètement de terre. Il y a eu un CRAC retentissant, un bruit de grosse branche cassée, et ça a vibré dans tout mon corps. Les murmures de Cuthbert se sont tues au même moment, c'était comme si on m'avait mis du coton dans les oreilles, un tas de coton, et que juste un grave bourdonnement filtrait. Ma vision est devenue floue un instant aussi. J'ai eu très peur à ce moment là. Puis tout est redevenu net, clair et précis, tout est revenu comme une claque en pleine figure, Cuthbert ne murmurait plus il criait désespérément, je l'ai écouté et m'y suis abandonné. J'ai serré fort son crâne dans mon poing et l'ai planté dans le visage de Dad. Il y a eu un bruit spongieux quand le bec a percé l'oeil, le même bruit qu'un fruit pourri s'écrasant par terre, et une grande gerbe de liquide blanc puant et de sang a giclé. L'oeil valide de Dad me fixait toujours écarquillé de surprise quand il a hurlé de douleur.
Son étreinte s'est desserrée, et en gigotant un peu j'ai pu me dégager. Je suis retombé sur les fesses lourdement, il me tenait haut Dad, et je me suis aussitôt relevé pour déguerpir. Je me suis retourné pour le voir à genoux, arrachant d'une main Cuthbert et le jetant avec fureur, l'autre main agrippant toujours inutilement et presque grotesquement une touffe de cheveux, et beuglant petit salopard de merde! entrecoupé de cris de douleur et de rage. C'est un crâne de corbeau ensanglanté qui a atterri à mes pieds. Cuthbert mon bon ami, je l'ai ramassé sans l'essuyer, ai sorti une petite corde en cuir de ma poche et l'ai fait passée dans les trous du squelette que j'avais moi-même soigneusement percés en secret, et je l'ai mis autour de mon cou. Cuthbert, un chouette collier et un chouette ami. Le meilleur. Celui qui ne m'abandonnera jamais.
Le vent a soufflé, et j'ai senti que le soleil perdait de sa splendeur. J'ai levé les yeux au ciel, et j'ai vu la lune y grimper avant l'heure pour s'attaquer à l'astre flamboyant. La lune me défendait, elle me protégeait. Une belle lune ronde et bienveillante, comme une nourrice. En l'absence de mes parents, c'est elle qui veillait sur moi, bienfaitrice la lune ma nourrice. Elle a commencé à manger le soleil, et peu à peu l'obscurité nous a recouvert.
Dad s'est relevé sur ses jambes tremblotantes, encore chancelant, mais son oeil ne me quittait pas, étincelant de haine, d'une folie meurtrière, serrant les dents et grognant quelque chose comme l'éclipse ne te cachera pas, petit enfoiré. Il a fait quelques pas vers moi, et même s'il trébuchait, j'ai bien vu qu'il était encore très dangereux, peut-être même plus encore qu'avant. Alors j'ai pris une poignée de poussière et d'os dans le tas de derrière la maison, et je l'ai fourrée dans ma poche. Et j'ai fui.

J'ai fui. Pas vraiment à regret d'ailleurs, je savais bien que je devrais partir tôt ou tard. Comme les autres fois. Mum et Dad ne sont pas mes premiers faux parents, il y en a eu d'autres avant. Que j'ai toujours fui. Monsieur a eu beau me rattraper à chaque fois et me traîner de famille d'accueil en famille d'accueil, j'ai toujours fui ces parents de passage. Comme Mum et Dad. Je suis parti retrouver mes vrais parents, ceux que j'aime vraiment.
J'ai atteint la lisière de la forêt, celle qui m'avait toujours fait peur. Et avec l'obscurité grandissante, elle était encore plus effrayante. Mum m'avait toujours interdit d'y pénétrer, elle craignait que je m'y perde. J'ai hésité quelques secondes, à peine le temps de reprendre mon souffle, et soudain j'ai entendu un hurlement effroyable loin derrière moi, un hurlement de rage à peine humain, qui aurait pu être la voix de Dad mais qui désormais devait provenir d'une bête énorme, et des pas lourds foulant l'herbe de plus en plus vite. Mes yeux se sont écarquillés, mon souffle s'est arrêté, et un frisson glacial m'a parcouru le corps. J'ai eu trop peur pour me retourner. J'ai pris une grande aspiration, et je suis entré dans la forêt, malgré les ombres inquiétantes et les arbres menaçants dont les branches étaient des tentacules. J'ai couru à travers la forêt, aussi vite que j'ai pu, alors que dans un fracas épouvantable il y a eu un déchirement d'arbres qui tombent, et encore ce hurlement monstrueux. Mum m'avait toujours interdit d'aller dans la forêt. Elle avait peur que je m'y perde. Moi j'avais peur des monstres qu'elle pouvait contenir. Je n'avais pas compris. Que les monstres ne vivent pas dans les forêts. Mais bien auprès de nous.
J'ai couru de toutes mes forces, même si mes poumons me brûlaient, que le crâne de Cuthbert tapait contre ma poitrine et qu'à l'intérieur c'était mon coeur qui y tambourinait comme pour s'en échapper, j'ai couru, même si les branches des arbres me griffaient, me lacéraient, créant de longues et fines coupures rouges sur mes bras nus et mes joues, j'ai couru.
Et puis plus rien. Le silence. J'ai stoppé net. Je me suis rendu compte qu'avant, pendant ma course folle, c'était une véritable cacophonie. Les animaux, surtout des oiseaux, étaient devenus fous et piaffaient à cause de l'éclipse, le vent bruissait, même les arbres se parlaient entre eux, murmures de la forêt. Désormais, je ne m'entendais plus non plus respirer, c'était comme si tout les bruits étaient étouffés par le silence. Juste le silence, inquiétant. Juste le silence.
C'est alors qu'un vent chaud et fétide a soufflé dans mon dos et sur ma nuque. J'ai écarquillé les yeux et mes lèvres se sont mises à trembler toutes seules. Mes poils se sont hérissés, j'ai fermé fort fort fort les yeux dans un effort considérable, puis tout mon corps s'est mis à trembler. Un couinement de souris effrayée a percé ma bouche. Une larme a coulé, mes paupières closes n'ont su l'empêcher, elle a coulé et roulé le long de ma joue crasseuse, laissant un sillon propre derrière elle, et est allée mourir dans le fossé rouge creusé par une branche ou une épine dans mon cou. Le sel a piqué sur la plaie, mais je l'ai à peine senti.
Je me suis lentement retourné sur des jambes flageolantes, tout en ouvrant les yeux. Le monde a semblé si sombre à ce moment, si étroit, si refermé sur lui-même. Une énorme forme obscure aux relents de chair putréfiée se tenait devant moi, cachée en partie par l'ombre des arbres. Je n'ai véritablement distingué qu'une gigantesque gueule garnie de crocs, d'innombrables dents tranchantes. Et aussi ses yeux. L'un une lueur blanche étincelante, et l'autre un abîme de ténèbres. Le Roi Borgne était là. Il a grogné un peu, a penché sa tête vers moi pour me renifler, puis a poussé un rugissement assourdissant. L'odeur était maintenant irrespirable, ça sentait le pourri et le ranci, j'avais l'impression d'être dans un tombeau, enseveli sous d'autres cadavres en décomposition. J'ai failli vomir tellement l'odeur était forte et répugnante. J'ai reculé, autant que j'ai pu, seulement quelques pas mais c'était déjà beaucoup, je transpirais sous l'effort et de peur, j'ai reculé et mes jambes se sont emmêlées, j'ai trébuché. Comme une proie apeurée. Au sol. A sa merci.
Il a levé une grosse main velue, terminée par de longues griffes acérées, prête à s'abattre sur moi. Le coup de grâce. Puis écorché, tailladé, déchiré, démembré, déchiqueté, dévoré. Mais soudain un énorme loup a bondi d'un fourré et s'est interposé entre le monstre, qui avait été un jour Dad, et moi. Le loup était blanc comme la lune, il a hérissé ses poils et a semblé grandir encore, il a retroussé ses babines et grogné férocement. Il était à la fois terrifiant et protecteur, sauvage et majestueux. Il me protégeait. Le loup me protégeait. Mon parrain envoyé par mes parents et la lune. Le loup blanc. Mon parrain. Mon gardien. Mon protecteur.
Un grondement grave émanait de lui, comme une mise en garde. Le monstre a pourtant fait un pas, et l'herbe autour de lui s'est flétri. Il n'avait pas peur, si sûr de sa force malsaine, de ses ténèbres. Le loup a aboyé, de la bave luisant sur ces gencives apparentes et dégoulinant le long de ses crocs et gouttant par terre, secouant sa tête de droite à gauche, si agressif, et pourtant le monstre a encore avancé sur lui. A vrai dire, il voulait lui passer dessus pour m'atteindre moi, et pas seulement me tuer, mais me détruire complètement, chair et os, corps et âme, me faire disparaître totalement, qu'il ne reste pas même une poussière de moi. Et le loup l'avait compris. Si courageux. Je ne sais pas comment il faisait pour ne pas être terrifié. Moi je l'étais. Il était mon seul rempart, et sa présence et son courage me rendait fort, me donnait la force d'affronter ce chaos avec lui.
Dad le monstre a hurlé, pour nous effrayer et nous faire paniquer, mais quelque chose avait changé. Le loup avait tout changé. Je n'étais plus seul. Et sur ma poitrine, Cuthbert était agréablement chaud, il me soutenait lui aussi. Alors j'ai compris. Même apeuré, même désespéré, même si on ne veut pas parce qu'au fond on craint d'avoir mal, de souffrir, et parfois même de mourir, il faut combattre le mal. Arrêter de fuir, de se cacher. Et lutter. Se battre. De toutes ses forces. On le doit. Et c'est toujours plus facile à deux.
La créature a expulsé des trombes d'air par ses narines, puis a tapé contre un arbre qui s'est déraciné et s'est écroulé à côté de nous dans un bruit fracassant. Sa gueule a semblé se fendre d'un large sourire, et il a attaqué. Le loup a alors sauté sur lui, et sa mâchoire s'est refermée sur le cou du monstre, ses pattes s'agitant follement, essayant de le lacérer. De puissant bras lui ont enserré le dos, comme pour l'étouffer ou lui briser les os. Ils ont tournoyés et sont restés un moment comme ça, semblant danser une valse dont l'issue était la vie et la mort.
J'ai eu terriblement peur de cette chorégraphie mortelle et désespérée, peur pour mon parrain le loup. Quand on est deux et qu'on s'aime, on a toujours peur pour l'autre avant d'avoir peur pour soi même. Là, j'avais peur pour lui, et je me sentais si impuissant. Et puis le loup a secoué violemment sa tête, déchiquetant à belles dents, arrachant des lambeaux de chair et s'aspergeant du sang du monstre. Ce dernier a relâché son étreinte, mais la bête a continué à mordre. L'abominable Dad a eu beau le frapper à plusieurs reprise, la bête a continué à mordre. Je souffrais pour le loup, les coups pleuvaient sur lui, d'énormes poings s'abattaient sur lui, il avait mal mais il ne lâchait pas prise, il encaissait mâchoire fermée. Tout plutôt que le laisser m'approcher. Oh mon parrain mon protecteur.
Pourtant la bête a agrippé la fourrure du loup, cette belle fourrure blanche, plantant ses griffes dans les muscles et la chair de l'animal, et a tiré dessus de toutes ses forces. Le loup a jappé, battant ses pattes nerveusement, essayant de se retenir à quoi que ce soit, mais il sentait qu'il perdait du terrain. Le monstre a finalement réussi à l'arracher à lui, et a ouvert grand sa gueule, ses terribles crocs luisant dans l'obscurité. Il allait le dévorer vivant, l'avalant comme on enfournerait un gâteau dans un four. Mais au moment où il allait le gober, une pierre a brutalement atterri dans l'orbite creuse de son oeil absent. La douleur a semblé fulgurante, dans un sursaut il a jeté le loup contre un arbre pour placer ses deux mains sur la cavité abyssale, et crier. Le loup, lui, s'est écroulé par terre pour ne plus bouger. Mon coeur a fait un raté. Et le monstre criait.
Son regard borgne perlé de larmes s'est fixé au mien, puis est descendu jusqu'à ma main. Ma main qui tenait déjà un aute caillou. Il s'est alors immédiatement précipité sur moi, fou de rage, dans un rugissement bestial. J'avais peur, mais pas de lui, ni pour moi. J'avais peur pour mon parrain, si courageux, si brave. Mon gardien. Mon protecteur. Mais pas de lui. Je le lui ai crié, un Je n'ai pas peur ! retentissant, et une vive lumière aveuglante est sortie de ma bouche alors que je lui hurlais la vérité en face. Elle a irradié le monstre, l'a inondé, puis il a été balayé, submergé par le flot de clarté. Ses cris désespérés de grand brûlé ont été eux aussi recouverts par un bruit continu aigu et strident qui émanait de la lumière ou de ma bouche, je ne savais plus.
J'ai vu le monstre basculer sur le dos, cloué à terre, comme écrasé par un poids invisible, se débattre contre des liens de lumières. J'en ai profité pour lui bondir dessus, les yeux fixés sur son oeil, le dominant de toute ma taille. Les rôles se sont inversés, moi le prédateur et lui la proie. J'ai caressé Cuthbert, doucement, calmement, et le crâne a semblé pulsé aux rythme de mes étreintes. Un large sourire s'est dessiné sur mon visage. J'irradiais.
Agenouillé sur le monstre, j'ai saisi Cuthbert à deux mains et l'ai dressé haut au-dessus de ma tête, à bout de bras, et le temps a semblé s'arrêter un instant. Puis je l'ai abattu sur sa poitrine. L'affreux Dad ne m'a pas fait le plaisir de crier à ce moment là. Pas même quand, le bec du corbeau planté aussi profondément que possible, je m'en suis servi comme une lame de couteau, l'entaillant puis agrandissant encore la plaie, l'ouvrant de plus en plus. Son sang noir ruisselait sur mes mains, mais je m'en fichais. J'ai écarté les pans de chair de chaque côté, jusqu'à ce que son coeur soit visible, battant à une cadence folle. Le monstre a semblé comprendre ce que je m'apprêtais à faire, et il a essayé de se débattre plus fort, mais ses attaches lumineuses tenaient bon. Il était à ma merci. Ivre de puissance, j'ai plongé ma main dans son corps. Il n'a pu retenir cette fois-ci un long hurlement de douleur, et j'ai senti mon entre-jambe se durcir. Mes doigts se sont enroulés autour du coeur encore palpitant et visqueux. Chaud. Vivant. Je l'ai enserré fermement, et le monstre a semblé suffoquer et s'étouffer, les mêmes bruits que lorsqu'on boit la tasse et se noie.
J'ai tiré un grand coup sec. Je lui ai arraché le coeur. Le sourire aux lèvres.

La pluie est alors tombée, et les gouttes d'eau froides m'ont ramené à la réalité. Une réalité effrayante, s'abattant comme une claque. J'étais devenu un monstre à mon tour. Lors d'un court moment fugitif, j'ai cru percevoir jusqu'où pouvait amener le pouvoir et la force, à quelle sombre et obscure extrémité la peur, la souffrance et la colère mêlées pouvaient mener. Ça m'a effrayé.
J'ai paniqué. La lumière a disparue, comme dissoute, évaporée, et le monstre sans coeur a été à nouveau libre. Dans un dernier soubresaut, il m'a donné un puissant coup de bras qui m'a repoussé au loin. Incroyable. Même mort il était toujours vivant. J'ai eu l'impression de voler sur une longue distance, jusqu'à ce que je ratterrisse brutalement par terre, des petits cailloux m'égratignant au passage et s'incrustant dans ma peau. Ce n'est qu'une fois agenouillé que j'ai aperçu le bord du précipice de la falaise à quelques pas de moi, et tout en bas comme une forêt d'arbres miniatures, de cette hauteur ils semblaient si petits. Je l'avais échappé belle. Même mes genoux ne m'ont alors plus soutenu, et je me suis écroulé. Je suis parvenu à me redresser sur les coudes, et ma tête a tourné, ma vision s'est brouillée, je n'ai entendu que des pas lourds et maladroits s'approcher et une mâchoire claquer, s'ouvrant et se refermant, s'ouvrant et se refermant, et le bruit des dents s'entrechoquant à chaque fois m'a fait froid dans le dos.
J'ai senti la créature sur moi et son odeur de mort avant même de le voir. J'ai cru que ç'en était fini de moi. Je n'avais pas entendu les pas foulant la terre rapidement dans une course désespérée, et le grondement grave qui l'accompagnait, un grondement de loup en colère. Il a percuté le monstre de plein fouet et l'a propulsé dans le vide. Dad le Roi Borgne est tombé longtemps, dans une longue chute libre, et a disparu. Définitivement. Tout d'un coup il n'était plus là, comme si tout cela n'avait été que le fruit de mon imagination et rien d'autre. Mais c'était faux. Il avait été bien réel. En témoignait le coeur encore chaud et palpitant dans ma main, et le sang d'encre qui en dégoulinait. Il avait été bien réel, mais désormais, il n'était plus.
Je me suis relevé, tout le corps endolori, et du bras j'ai essuyé la morve qui coulait de mon nez. Je me suis aperçu que je tenais toujours le coeur dans la main, dorénavant immobile et froid. Mon parrain s'est approché en boitant, ses yeux parcourant scrupuleusement mon corps, m'inspectant pour voir si je n'étais pas blessé, sans même se soucier de son propre état. J'ai senti un incendie embraser mon coeur et le creux de mon ventre. J'ai eu envie de le serrer dans mes bras, enfouir mon visage dans son épaisse fourrure. J'ai eu envie de lui embrasser le front.
La pluie a finalement cessé, et j'ai levé les yeux au ciel. L'éclipse était totale, la lune avait triomphé du soleil, du moins temporairement, le couvrant totalement pour ne laisser apparaître de lui qu'une chevelure de feu. Le loup s'est assis, la tête relevée droit vers la lune, et a hurlé. J'ai eu envie de hurler avec lui. Comme un loup sous la lune. A l'unisson avec mon parrain, nous avons hurlé.
J'ai regardé le coeur, celui de Dad. J'ai repensé à Mum, j'ai eu l'impression qu'elle appartenait à une autre vie, une vie antérieur vieille de mille ans. Qu'allait-elle penser en rentrant, quand elle découvrirait que son mari et son fils adoptif avaient disparu ? Est-ce qu'elle savait pour le monstre en Dad ? Qu'allait-elle devenir maintenant, seule dans une maison trop grande, trop silencieuse, trop vide de vie ? J'aimais bien Mum, elle avait été gentille avec moi. J'ai regretté un instant de la quitter sans même lui avoir laissé un mot. Et Dad. J'ai enterré son coeur au bord du précipice, je l'ai enterré comme on plante une graine. Espérant qu'une fleur en pousserait. Une belle fleur, sans épines, sans ténèbres en elle. J'ai enterré son coeur comme on plante une graine, espérant qu'une fleur en pousserait.
Le loup a aboyé pour attirer mon attention, et à pointer du museau un chemin de terre qui se perdait parmi les arbres. Durant un très court moment, j'ai cru y apercevoir ma mère, ma vraie mère, celle de la photo chiffonnée dans la poche arrière de mon pantalon. Sa silhouette errante était habillée des dernières fleurs d'automne, une robe orange, marron et rouge. Elle était jolie ma maman. Puis elle a disparue, comme un fantôme. Mais il ne m'a fallut que cet instant pour savoir que malgré tout ce temps, elle ne m'avait pas oublié.
J'ai mis mes mains dans mes poches, et l'une d'elle a rencontré des os, ceux que j'avais mis avant de fuir la maison. Je les ai sortis, ils étaient minuscules dans ma paume, et j'en ai saupoudré la terre. Sous le regard de la lune, les os se sont assemblés pour former le corps auquel ils avaient jadis appartenu, celui d'une souris. Cuthbert a été content de ne plus être le seul animal squelette. Le loup, curieux, l'a reniflé et a éternué, sans doute à cause de la poussière d'os. J'ai souri, et un poids dans mon coeur s'est allégé. J'ai passé ma main dans sa fourrure, pour remonter jusqu'au crâne, entre ses deux oreilles, pour le gratter affectueusement, tout en regardant la souris. Comme à son habitude, elle s'est mise à danser, maladroitement, magiquement, et à faire des cabrioles. C'en était presque beau et drôle, et j'ai rigolé. Puis nous nous sommes mis en route, nous tous. La souris gambadait devant, servant de guide, mon parrain le loup à mes côtés, et Cuthbert crâne de corbeau, à sa place, mon meilleur ami, autour de mon cou.
Nous avons marché longtemps pendant un moment qui m'a semblé court, jusqu'à ce que les arbres s'espacent pour finir par révéler un lac, immense, recouvert de brume. Rien ne troublait sa surface, et je me suis senti comme lui, calme et serein. L'autre rive, celle d'en face, n'était pas visible, cachée par le brouillard, et pourtant j'ai eu le sentiment qu'elle existait bien, au loin. J'ai su à cet instant précis qu'il fallait que je fasse ce chemin seul. Je me suis accroupi et j'ai tapé sur la tête de la souris d'os qui sautillait dans l'eau en poussant des petits couinements ravis, et elle s'est désagrégée sous mes yeux, en une fine poussière blanche dispersée au vent. Je me suis retourné, pour faire face à mon parrain. Les larmes me sont immédiatement montées aux yeux. Je lui ai sauté au cou, sa tête dans mes bras et la mienne enfouie dans sa fourrure blanche, douce et chatouillante, et j'ai pleuré, ses poils étouffant mes sanglots. Ça a été le seul moyen de lui faire comprendre. Ma gratitude. Mon amour. Il s'était tenu à mes côté quand ça allait mal, m'avait protégé et fait grandir. J'ai espéré de tout coeur le revoir. Puis je me suis tourné vers le lac, et je me suis juré de ne pas regarder en arrière, ou sinon je n'y arriverai pas. J'ai fait quelques pas, et mes chaussures ont été submergées. J'ai déposé Cuthbert au bord du lac, et ça a été déchirant de le laisser là. Mon meilleur ami, celui qui avait toujours été là. Je ne voulais pas l'abandonner. Mais je savais que même loin l'un de l'autre, il serait toujours là pour moi, et moi là pour lui. Et avec l'eau, il semblait pleurer de joie.
J'ai encore avancé, lentement, l'eau glacée collant mon pantalon à mon corps frigorifié. Mes dents se sont mises à claquer comme d'incontrôlables castagnettes. Mais j'ai continué à avancer, l'eau m'arrivant désormais jusqu'à la taille. Ma progression est devenue difficile, et j'ai fini par me jeter en entier à l'eau, je me suis mis à nager par mouvements saccadés et désordonnés. Au début, le froid a commencé à brûler mes bras, puis petit à petit, à les anesthésier, et j'ai fini par ne même plus les sentir. J'ai eu l'impression de ne plus avancer alors que mes yeux braqués droit devant ne voyaient toujours pas la rive. Mon corps tout entier s'est engourdi, ma bouche qui expulsait de petits nuages de buée a avalé de l'eau, et ça m'a fait tousser, me déchirant les poumons et la gorge. J'ai essayé de me débattre contre l'eau, mais elle était si froide, tellement froide. J'ai senti mon coeur affolé ralentir, ralentir encore, ralentir beaucoup trop, jusqu'à s'arrêter. Au milieu du lac, mon coeur a cessé de battre.
Je me suis senti aspiré par le fond, et je me suis mis à couler. Je n'ai rien pu faire pour l'empêcher, je n'en ai pas eu la force. Mon corps puis ma tête ont été recouverts par l'eau. J'ai disparu dans les profondeurs obscures du lac. J'ai senti l'eau s'infiltrer par mes narines et ma bouche, traversant la trachée et remplissant mes poumons, les transformant en deux lourds blocs de béton froid. J'ai continué de couler, toujours plus profondément, tandis qu'il faisait toujours plus sombre et toujours plus froid. Il m'a semblé dérivé dans ce néant, submergé et noyé, pendant un long moment. Puis je n'ai plus rien senti. Plus rien.

Et dans tout ce noir, après une éternité, une lumière est apparue, d'abord lointaine, puis se rapprochant de plus en plus. Elle a fini par être sur moi et m'avaler. J'ai fermé les yeux tellement la lumière était vive. Et il faisait chaud en son sein. Mes pieds ont rencontré quelque chose, une surface dure. J'ai rouvert les yeux, et je me suis aperçu que je n'étais plus au fond du lac, mais dans une grande salle baignée d'or de lumière. Devant moi se tenaient un homme et une femme, assis sur deux trônes côte à côté. Ils me souriaient. La femme était exactement comme sur ma photo, dans une belle robe de princesse, et l'homme comme je l'avais toujours imaginé. A chacun leur front était ceint d'une couronne, et ils me souriaient. A leurs pieds était allongé un grand loup blanc, qui me regardait solennellement, et j'aurai juré qu'il souriait lui aussi. Un corbeau noir a virevoleté dans la salle puis s'est posé sur mon épaule, ses plumes de jais chatoyantes dans la lumière. Par les grandes fenêtres, j'ai vu la lune briller dans le ciel.
Je les ai regardé, tous ceux qui se partageaient mon coeur, et j'ai senti que nous allions enfin être heureux.




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3 commentaires:

Virgule a dit…

Voilà ce que j'attendais mon Jason! Tu me laisses qq instant voir qq heures pour que je traine mes yeux sur cette page virtuelle hein parce que là t'as trop abusé niveau de la longueur mais c'est ça qu'est bon! jtaimeee

Virgule a dit…

Puré ce que c'est beau! Non mais attends là mon Zazon c'est magnifique ce que tu as écrit! Le tout brodé du début à la fin dans une élégance incroyable ... Yahouu ... Du suspens du début à la fin! J'en veux d'autres des histoires comme ça! Mais tu pourrais en faire un livre attends! Un livre de petites nouvelles! Tu sais quoi? Ben on va faire un truc: Publier un bouqin tous les deux avec un mixte de nouvelles et de poèmes! Et puis voilà! Haha non? mdr

Sinon j'ai relevé qq phrases que j'ai trouvé très jolies:

- Alors j'ai compris. Même apeuré, même désespéré, même si on ne veut pas parce qu'au fond on craint d'avoir mal, de souffrir, et parfois même de mourir, il faut combattre le mal. Arrêter de fuir, de se cacher. Et lutter. Se battre. De toutes ses forces. On le doit. Et c'est toujours plus facile à deux".

"Quand on est deux et qu'on s'aime, on a toujours peur pour l'autre avant d'avoir peur pour soi même".

"Les rôles se sont inversés, moi le prédateur et lui la proie".

"Et Dad. J'ai enterré son coeur au bord du précipice, je l'ai enterré comme on plante une graine. Espérant qu'une fleur en pousserait. Une belle fleur, sans épines, sans ténèbres en elle. J'ai enterré son coeur comme on plante une graine, espérant qu'une fleur en pousserait".

Voilà ... Mais comment tu fais pour écrire comme ça? C'est si ... Tellement ... Waouh quoi!

Sinn j'ai toujours pas reçu ton sms que tu m'as envoyé a 9h ce matin^^ Mdr ...

Je te fais de gros bisw moi! Jt'aimee et dis c'est moi la princesse avec la belle robe? Jte kiff

D'Or Et De Laine a dit…

... Magnifique, ces mots... MAGNIFIQUES.