mercredi 11 mai 2011

Saga, Partie II




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Dans le Grand Ailleurs, le vent n'avait pas la même voix. Sur l'île, il parlait par l'intermédiaire des arbres bruissant ou des rochers cassant. Ici, il n'était que souffle. Freiyjaa trouvait ça étrange. Déroutant.
La voile se gonfla un peu plus, et le navire prit de la vitesse. Les hommes qui ramaient en cadence stoppèrent, et l'apaisante rythmique qu'ils produisaient se noya. On disait que les Vihic-kins étaient enfantés par la mer. Et que quand ils ramaient, c'était le coeur de l'océan qui battait. Freiyjaa le croyait.
Le vaisseau à tête de dragon rejoignit ses frères de bois, si frêles dans cette immensité bleue. L'esquif où se tenait la petite fille en frôla un autre, et ses yeux se posèrent sur ses occupantes. Toutes des femmes. Principalement des Valhalkyries, les vierges guerrières de la tribu. Freiyjaa les contempla avec admiration. Elles étaient si belles. Et si fortes. Plus tard, elle deviendrait aussi l'une d'entre elles, et pourrait alors protéger les siens des terrifiantes créatures du monde. Protéger ceux qu'elle aimait des ours. Et plus jamais les griffes n'emporteraient de vie.
La jeune fille aurait du se trouver sur ce drak'karr. Parmi les anges armés. Ainsi l'avait souhaité l'homme à la peau de bête. L'homme à la fourrure d'ours qu'il avait tué et revêtu, car il se vêtait de la peau des ennemis qui s'en prenait aux être qui lui étaient chers. Mais Freiyjaa avait refusé. Elle aurait tant aimé rejoindre les Valhalkyries, mais elle avait refusé. Le Grand Ailleurs était un endroit dangereux. Elle préférait le traverser avec son seul véritable ami. Parfois, quand il ne portait pas son horrible manteau, elle se blottissait contre lui, et elle se sentait protégée. Si elle l'avait pu, elle se serait enfouie tout contre lui, tant elle l'aimait, d'une amitié pure comme seuls les enfants pouvaient donner. Actuellement, elle désirait la chaleur du corps de son ami, sa présence rassurante, mais il était bien trop occupé et elle ne souhaitait pas le déranger. Alors elle préférait veiller sur lui. C'était plus important. Veiller sur lui. Sur Khtor. Son ami. Le tueur d'ours. Et le grand frère de Hod, l'enfant qui emplissait son coeur.
Un nuage passa devant la lune, et l'espace d'un instant, le monde fut englouti dans les ténèbres. Seules les pâles étoiles brillaient encore, et cela rassura un peu Freiyjaa. Elle se pelotonna plus profondément dans sa cape de plumes de faucon que Khtor lui avait ramené des royaumes du sud. Elle savait que les étoiles sont des guides, permettant de trouver son chemin en des lieux dont on ne connaît rien. Le Grand Ailleurs était un de ces endroits. Sombre, froid, inconnu. Sans fin. Mais même lorsqu'on se sent perdu et qu'on se croit abandonné, on n'est jamais seul. Il y a les étoiles. Et Odnor surveille sur les siens depuis elles. C'était le conte préféré de Freiyjaa. Odnor le borgne, le premier des Vihic-kins. A la fin de ses jours, il avait repris la mer, là où il avait été enfanté. Et les vagues avaient soulevés son drak'karr jusqu'aux étoiles, où désormais il veillait sur son peuple. En cela aussi, Freiyjaa croyait.
La petite fille voyait les nuages comme les vaisseaux d'une mer étoilée. Ce soir, ils voguaient nombreux. Et ils avaient hissé leurs plus sombres voiles. Un épais nuage cacha encore la lune et le visage de Khtor sombra dans l'obscurité. Mais Freiyjaa devinait quand même qu'il était éveillé, rongé par le doute et l'inquiétude. La solitude des rois pesait lourdement sur ses épaules. Si peu l'avaient rejoint. A peine quelques navires. Il avait été si sûr de lui. Sûr qu'une terre les attendait, quelque part dans le Grand Ailleurs. Une terre pour les siens, où ce ne serait pas la fin des Vihic-kins. Et maintenant, perdu dans cette immensité, il doutait. Il ne savait plus s'il avait fait le bon choix. Il avait simplement voulu les sauver. Il portait sa fourrure d'ours pour rappeler à ses ennemis qu'il se vêtait de la peau de ceux qui s'en prenait aux siens, et pour se rappeler à lui-même qu'il avait failli, qu'il n'avait pas réussi à sauver Hod. Il ne voulait pas faire de même avec ceux qui étaient partis avec lui.
Quand Khtor avait fait part de sa décision à Hilmyre, il avait provoqué la colère de son père. Celui-ci avait refusé de se joindre à eux. Il avait hurlé que son fils et ceux qu'il emmènerait vogueraient pendant des années et des années, et que quand leurs dents se déchausseraient et tomberaient, que les rides creuseraient leur corps, et que leurs cheveux seraient entièrement blancs, ils regarderaient au loin, et l'horizon serait toujours le même. L'océan, à perte de vue. Le Grand Ailleurs était sans fin.
Hilmyre avait prévenu Khtor de ne pas trop avoir confiance en les astres, que les étoiles étaient parfois trompeuses, que les comprendre était difficile, et qu'Odnor, dans sa solitude, aimait fourvoyer les voyageurs. Désormais, Khtor était hanté par les paroles de son père.

Malgré le vent qui hurlait désormais, les nuages ne passèrent pas, et l'obscurité fut totale. La petite fille leva la tête vers le ciel. Les étoiles avaient toutes disparu, et la lune avait été engloutie elle aussi. Le drak'karr tanguait fortement. Leur mère l'océan avait des haut-le-coeur, comme si le Jör'mu Gand, le serpent géant hideux, rampait en elle et la faisait frissonner et convulser. Il ruait, avide de bois et de chair, de voile et de sang, et les vagues s'élevaient et se fracassaient contre le navire. Un grave fracas assourdissant tonna, et Freiyjaa en trembla. Puis il y eu un déchirement dans le ciel, strident, blanc et aveuglant. La pluie se mit à tomber, une pluie froide et drue, lourde et blessante comme la pierre. Les autres navires étaient indistincts, perdus dans la tempête. Ils étaient seuls.
Le coeur du Grand Ailleurs s'affolait de plus en plus, la petite fille le sentait. Le drak'karr était balloté au vent comme une coquille de noix sur une flaque d'eau tourmentée par le bâton d'un enfant. Freiyjaa s'agrippait désespérément au bord du bateau, les ongles plantés jusqu'au sang dans le bois, de peur d'être éjectée. Puis noyée et dévorée par le Jör'mu Gand. Sans même s'en rendre compte, elle hurlait, et ses cris étaient aussitôt happés par le vent.
Les vagues passaient désormais par-dessus le bastingage, et tels de terribles anneaux de serpent, s'enroulaient autour des Vihic-kins pour les entraîner dans les profondeurs sombres, calmes et froides de l'océan. La petite fille, les yeux écarquillés de peur, vit des hommes être emportés avec elles. Elle jura apercevoir une gigantesque gueule affreuse recouverte d'écailles les engloutir. Et l'espace d'un instant, elle crut que d'immenses yeux jaunes inhumains la fixait elle, sans ciller. Son coeur manqua un battement. Un éclair proche l'aveugla, et quand tout redevint net, le monstre avait replongé dans les abysses.
Des cordes du navire cédèrent, et l'une d'entre elles vint claquer au visage de Freiyjaa. Une fulgurante morsure lui vrilla la tête. Elle sentit le sang, chaud et poisseux, couler lentement sur sa joue. D'autres cordages lâchèrent, et des tonneaux lourds de provisions roulèrent et se fracassèrent contre des hommes. Le bruit des os se brisants parvint jusqu'à ses oreilles. Le sang se mêla à l'eau.
Tout était chaos.
Le drak'karr montait vertigineusement puis redescendait à une vitesse folle, comme s'il essayait de chevaucher maladroitement les vagues. Mais Le Grand Ailleurs semblait indomptable.
Il rua encore et encore, sans répits. Freiyjaa était entraînée dans cette danse macabre, et elle sentit qu'elle allait lâcher prise. Elle essaya de s'agripper à la rambarde, ses ongles crissant sur le bois jusqu'à saigner des doigts, des échardes empalées profondément dans sa chair, mais rien n'y fit. Ses ongles ne raclèrent que du vide, et d'un brusque virement du bateau, elle passa par-dessus bord.
Le temps ralentit alors. Le déchainement de la tempête devint gourd, lent, presque figé. Freiyjaa entendit un déchirement et vit sa cape de plumes se transformer en ailes, en véritables ailes de faucon, qui la maintinrent un instant, un court instant, en suspens entre ciel et mer. En cet instant, en cet instant précis, Freiyjaa volait. La sensation la grisa.
Puis elle sentit une main ferme l'agrippant au col, et tout redevint fou. Elle fut violemment ramener sur le pont et se retrouva plaquée contre un homme au manteau d'ours. Sa main empoignait encore des plumes arrachées. Si elle n'avait pas si bien connu Khtor, elle aurait juré voir des restes de frayeur dans ses yeux. Comme s'il avait failli perdre à tout jamais tout ce qui comptait pour lui. Dans le vacarme ambiant, il la serra fort contre lui et embrassa son front. Alors, malgré le tumulte et la tempête, elle se sut en sécurité.
Il baissa le regard, et sembla embarrassé. Il lui dit qu'il était désolé pour sa cape, comme si c'était lui qui l'avait déchiré. La petite fille ne put s'empêcher de sourire. Elle connaissait la vérité.
Fouettés par le vent et la pluie et les vagues déchaînées, ils se courbèrent et rampèrent presque, manquant de tomber parfois sur le pont devenu glissant par la pluie et la mer démontée, jusqu'à l'avant du drak'karr, et s'y accrochèrent. Freiyjaa caressa instinctivement la figure de proue, et le sang sur ses doigts fut absorbé par le bois. Sous ses mains, elle sentit le drak'karr s'animer, prendre vie, et se transformer en véritable dragon. Il semblait voler, pourfendant les vagues. Exaltée, Freiyjaa hurla au vent.
Elle riait, sans pouvoir s'arrêter. Elle était trempée et frigorifiée, mais elle n'avait plus peur. Elle savait que Khtor les conduirait hors de la tempête.

Les doux rayons du soleil perçaient les nuages, tandis qu'une petite fille se réveillait, blottie dans les bras de Khtor. Elle sourit. Sous la lumière, c'était comme si tout resplendissait. Freiyjaa n'avait jamais vu de si beaux matins.
La cicatrice blanchâtre sur sa joue la démangea, et elle ne put s'empêcher de la gratter des ses doigts couturés de petites cicatrices et aux ongles fissurés. Quelqu'un pleurait non loin. Elle tourna la tête, et aperçut un second drak'karr. Au bout d'une corde qui avait cédé pendait un homme, balloté tendrement par le vent. Celle qui pleurait à ses pieds était sans doute sa femme. A cet instant, quelque chose se brisa un peu plus au fond de Freiyjaa. Ce n'était pas la première fois qu'un homme se pendait pendant la traversée, mais la petite fille n'arrivait pas s'y faire. Elle détourna le regard, et contempla ce qui avait poussé le Vihic-kin au suicide. L'océan. A perte de vue. Le Grand Ailleurs était véritablement sans fin.
Elle se leva, et le monde tournoya. Ses jambes tremblèrent, et elle manqua de chuter. Khtor, qui s'était réveillé sans bruit, la rattrapa. Freiyjaa se demanda comment il avait fait pour ne pas tomber avec elle. Il était si maigre. La peau tendue et devenue translucide, toute en os, veines bleutées et tendons saillants. Des cernes lui creusaient les yeux, éteignaient son regard en partie caché par des mèches blondes crasseuses. Une barbe hirsute lui dévorait le visage, dissimulant de rares sourires qu'il n'adressait plus qu'à elle seule. Il semblait usé, cassé, flottant presque grotesquement dans son manteau de fourrure d'ours. Elle-même ne devait être mieux. Ils avaient tous tant maigris. Il y avait d'abord eu la tempête. Tant d'hommes et de femmes, engloutis par le Jör'mu Gand. Après elle, seulement trois dragons de bois naviguaient encore dans le Grand Ailleurs. Khtor avait expliqué à Freiyjaa qu'Odnor, le premier des Vihic-kins et qui veillait sur eux depuis le ciel, n'avait qu'un seul oeil, et ne pouvait donc surveiller sur tout le monde. C'était pourquoi, parfois, des bateaux se perdaient en mer, et coulaient. Dans la tempête, face au Jör'mu Gand, Odnor n'avait pu n'en sauver qu'une poignée.
Puis les provisions étaient venues à manquer. La faim leur déchirait le ventre maintenant. Ils étaient tous si faibles. Et l'océan, encore l'océan, pendant d'innombrables jours. Ils voguaient depuis une éternité. Des corps décharnés sur des drak'karr éventrés. Ils ressemblaient aux fantômes hantant l'éternel hiver, où tout était noir, froid et mort.
C'était le plus beau des matins que Freiyjaa ait vu, et pourtant, sous les doux rayons du soleil perçant les nuages, tous ne ressentaient que la morsure glaciale du désespoir.

Une pluie fine et froide comme des lames d'acier ruisselant s'était mise à tomber. Freiyjaa grelotait et était prise de tremblements incontrôlables. Elle se mordit les lèvres jusqu'au sang pour s'empêcher de claquer des dents. La petite fille était fatiguée, elle n'en pouvait plus. Et c'était comme si la bruine l'érodait un peu plus. Khtor lui avait proposé son manteau pour la réchauffer, mais elle avait refusé. Elle ne porterait pas la peau du monstre qui lui avait pris Hod. Alors elle tremblait sous la pluie, épuisée, à bout. Elle allait s'effondrer sur le pont du drak'karr, elle en était sûre, et ne pas se relever. Leur périple était sans espoir.
Et soudain, le souffle grave d'un cor retentit, brisant le silence moite du Grand Ailleurs. L'éclaireur et vigie Heymdail, posté sur le navire de tête, le sonna à nouveau. Freiyjaa sentit plus qu'elle ne vit Khtor se figer. Ses yeux étaient écarquillés. En tout, le cor résonna trois fois. Freiyjaa ne se rendit pas compte tout de suite que Khtor murmurait dans sa barbe la même litanie, comme hypnotisé par ses mots. Terre terre terre terre terre terre terre.
Il se précipita à la proue du drak'karr, et scruta l'horizon. Il éclata brusquement de rire, comme un dément, et ne put s'arrêter. Les larmes coulaient sur son visage. Freiyjaa le rejoignit, et alors elle vit. Au loin, la terre se découpait nettement de l'océan. La petite fille en eut le souffle coupé.
Khtor souleva Freiyjaa et la serra dans ses bras, lui embrassant le front. Il y avait bien une terre pour eux, perdu dans le Grand Ailleurs. Leur périple touchait à sa fin.
Désormais, la côte était nettement visible, bouchant tout l'horizon malgré le léger rideau de pluie grisâtre. Tous distinguaient maintenant la courte plage de sable, et la gigantesque forêt derrière, à perte de vue. Khtor et Freiyjaa se regardèrent. Ils sentaient la même chose. La forêt était ancienne, très ancienne, et les arbres eux-mêmes avaient oublié leur âge. Ce nouveau monde était antique. Séculaire. Là depuis des millénaires, et il n'avait pas changé. Il était resté antique. Séculaire. Il y avait presque quelque chose d'inquiétant là-dedans.
Khtor laissa tomber sur le pont du drak'karr sa fourrure d'ours, et sortit d'un sac une autre peau. Celle d'un rêne, qu'il avait lui-même tué avant leur départ. Ainsi, Réhann veillerait sur les Vihic-kins du nouveau monde. Il ajusta le crâne de l'animal sur le sien, les bois se dressant majestueusement vers le ciel. Freiyjaa, sa cape déchirée de plumes de faucon flottant au vent, vint se blottir contre lui.
Il s'apprêtait à lui sourire quand, du coin de l'oeil, il crut apercevoir un ours hirsute, au poil sombre collé par du sang poisseux, sortir de la forêt. Khtor redressa la tête, scrutant la lisière des arbres. Rien. Mais le malaise ne quittait pas son coeur. Il eu un mauvais pressentiment, et pria Réhann qu'il ne se soit pas trompé. Que cette terre soit bien une terre d'accueil pour les siens.
Les drak'karrs accostèrent sur la plage de sable. Khtor, le porteur de peau, le tueur d'ours, le protégé de Réhann et le chef des Vihic-kins, sauta par-dessus le bastingage, et fut le premier à marcher sur le nouveau monde.

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1 commentaire:

D'Or Et De Laine a dit…

Je te remercie.


Mais il n'y a pas de raisons d'être jaloux... Vos mots, monsieur le le loup...