samedi 18 septembre 2010

Partie I

Saga


La hache s'abattit sur le pic de glace et le décapita net, des gerbes de sang cristallin s'éparpillant dans le vent. Il soufflait fort dans les hautes montagnes du Nord. Ici, les neiges étaient éternelles. Khtor ramassa la pointe de stalagmite coupée, et le froid gelant lui mordit les doigts, le brulant et l'engourdissant lentement. Le Vieil Édenté le lui prit immédiatement des mains dans un grognement. Le jeune homme le regarda emmené en claudiquant le bloc de glace jusqu'à un petit feu que son père avait préparé à l'abris du vent et de la neige. Une rafale souffla fort, et Khtor, d'une main, resserra les pans de son manteau de fourrure. Une épaisse fourrure d'ours. Celui qui s'était aventuré près du village un mois plus tôt, et avait tué son jeune frère qui jouait aux abords du hameau, seul. Khtor l'avait abattu avec sa hache, mais la bête avait eu le temps de laisser sa marque. Trois profondes entailles rouges lui rayaient le torse, comme si l'animal avait voulu l'éventrer pour lui arracher le coeur. Cela aurait été stupide. L'ours n'aurait recueilli dans sa patte que des débris, car en tuant son frère, il lui avait brisé le coeur. Les jours de froid, les griffures le brûlaient, les jours de chaleur, elles le démangeaient. Aujourd'hui était un jour de froid.
Le tonnerre gronda juste au-dessus d'eux, et ce fut comme si on abattait un énorme marteau sur les montagnes qui répercutèrent le bruit assourdissant. Le sol trembla dans un bruit de roche fendue, et le Vieil Édenté maugréa dans sa longue barbe blanche. Il installa une petite marmite au-dessus du feu et y déposa le morceau de glace. Pendant ce temps, Khtor, la hache à simple tranchant toujours à la main, avait rejoint son père, Hilmyre, qui inspectait avec méfiance le sommet des montagnes à travers la dense pluie neigeuse, à la recherche d'une présence mystérieuse. Il avait l'air fatigué, érodé par le temps comme la pierre de ces montagnes, mais toujours debout, solide.
Lentement, la glace fondit, en une eau claire et bien plus pure que tout ce que Khtor avait pu voir, jusqu'à remplir le récipient. Le Vieil Édenté retira la marmite du feu, et la passa à Hilmyre, qui en but une grande rasade. Le père la passa au fils, qui la porta à ses lèvres. Malgré la chaleur du feu, l'eau était restée incroyablement fraîche. Quelque chose se passa à l'intérieur de son corps, comme si un incendie s'embrasait, et Khtor fut pris de vertiges, toussant rauquement. Tout le monde ne supportait pas la première Gorgée. Ils étaient dans les hautes montagnes du Nord. Ici, les neiges étaient éternelles. En la buvant, les simples mortels devenaient pour un moment aussi vieux qu'elle. Aussi vieux que les montagnes. Aussi vieux que le monde. Pour un moment, pour un moment seulement. Pour un moment, ils devenaient dignes de parler au Mahamut.

La courte procession se remit en marche, lentement, luttant contre le vent déchainé charriant des flots de larmes de montagnes, d'épais et lourds flocons de neige. Khtor avançait courbé, Hilmyre s'appuyait fortement sur sa précieuse lance Perce-Flanc, mais le Vieil Édenté, lui, bien que boitant et squelettique, se tenait droit, comme si la tempête ne le touchait pas. Et il avançait, encore et toujours, semblant se repérer dans ce blizzard. Khtor se demanda si le vieillard savait réellement où il allait. Il se racontait de drôles de choses à son sujet au village. Mais Hilmyre disait avoir foi en lui. Et Hilmyre était son père. Il devait donc avoir foi lui aussi en le Vieil Édenté. Celui-ci vivait à l'écart des gens, préférant être seul, au pied des hautes montagnes du Nord où ils se trouvaient désormais. Au village, les mères effrayaient les enfants en leur disant que s'ils n'étaient pas sages, à la nuit venue, le Vieil Édenté viendrait les chercher et les emmènerait dans sa tanière, où il les attacherait pour qu'ils ne puissent pas s'enfuir. Puis il les découperait, en petits, très petits morceaux, car le Vieil Édenté n'avait plus beaucoup de dents, alors il devait manger de petits, très petits morceaux. Enfin, une fois découpés en petits, très petits morceaux, les enfants étaient dévorés par le Vieil Édenté. On disait aussi de lui qu'il était fou, et maléfique, et que le langage qu'il parlait jadis, la langue des hommes, avait été emportée par le vent, à tout jamais. Car à force de manger des enfants en petits, très petits morceaux, il n'était désormais plus tout à fait un homme.
Khtor n'était plus un enfant, il savait que ceci n'était qu'une sombre légende, un noir conte pour tenir les enfants tranquilles, mais il était aussi suffisamment vieux pour savoir que chaque conte, chaque légende, avait un fond de vérité. Et la maigre carcasse presque muette aux yeux jaunies et luisants de folie, vêtue seulement d'une peau de bête miteuse, n'était pas pour le rassurer. Encore moins le poignard qui pendait à son côté, dont la lame blanche semblait être faite en os. Peut-être humain. Peut-être d'enfant.
Au début de l'ascension, Khtor avait fait part de son inquiétude à son père, et celui-ci avait ri. Il lui avait aussi dit qu'il était fort possible que vivre en ermite l'avait rendu un peu fou. Mais qu'il n'en restait pas moins inoffensif. Puis Hilmyre révéla un secret à son fils. Le Vieil Édenté n'avait pas besoin de la Gorgée pour communiquer avec le Mahamut. On racontait qu'enfant, alors qu'il se promenait sur le lac gelé des hautes montages du Nord, là où les neiges éternelles sommeillaient, la glace avait cédé sous lui, et il s'était noyé. On avait repêché son corps inerte et froid. Puis il était revenue à la vie, miraculeusement, et changé. Il n'avait plus besoin de la Gorgée pour communiquer avec le Mahamut. Dès lors, il avait quitté le village pour vivre au pied des montagnes.
Mais surtout, ajouta Hilmyre, le Vieil Édenté était déjà là quand il avait accompagné son père pour être présenté au Mahamut, comme c'était le cas à présent pour Khtor. Le Vieil Édenté était déjà là quand le père de Hilmyre accompagnait son grand-père, et le grand-père son propre père. Le Vieil Édenté était là depuis très très longtemps. Et on n'allait pas voir le Mahamut sans son accord, ni sans sa présence. Il était le lien entre les mortels et le Mahamut.

Ils arrivèrent finalement aux Portes Froides, un arche de pierre gravé de runes anciennes, dont le sens et l'origine avaient été depuis longtemps oublié, si ce n'est peut-être par le Vieil Édenté. Derrière elles, dans l'hémicycle à ciel ouvert creusé au sein même des parois de la montagne, attendait le Mahamut. Hilmyre revêtit alors une peau de rêne, le crâne de l'animal sur le sien, les bois pointant fièrement vers les nuages. Chaque année, un rêne était tué en l'honneur de Réhann, le dieu-rêne protecteur de la tribu. Sa peau était l'attribut du chef, et il se devait de la porter lors de moments importants. S'adresser au Mahamut en était un.
Les trois hommes pénétrèrent lentement dans l'hémicycle, le regard rivé sur le sol. Ils firent face à un gigantesque bloc de glace pris dans la roche même de la montagne, puis s'agenouillèrent. Khtor risqua un regard vers le monolithe de cristal froid. Pris dans la glace, se dressait majestueusement une énorme bête, massive et extrêmement velue, même si à certains endroits les poils laineux et épais avaient disparu pour révéler des zones au squelette apparent, où les os gris semblaient tranchants. Ses quatre courtes pattes ressemblaient à de gros piliers faits de chair, d'os et de poils, et sa queue gelée ne fouettait plus l'air. De sa volumineuse tête pendait une trompe qui dardait vers les trois hommes, et sa gueule s'ornait de deux longues défenses blanches aux pointes qui paraissaient encore piquantes. Les orbites creuses et sombres de la bête étaient fixées sur eux. Depuis son royaume de glace, le Mahamut les contemplait.
Les yeux du Vieil Édenté se révulsèrent, et il se mit à psalmodier ce qui ressemblait à une prière dans une succession de bruits gutturaux bestiaux, parlant un langage obscur et rocailleux, coupant. Un langage qui semblait ancien, très ancien. Originel. Pendant ce temps, le vent s'engouffra dans l'hémicycle, et rugit fort, très fort, bien plus fort qu'auparavant.
En transe, le Vieil Édenté arracha sa fourrure de bête miteuse, exposant sa peau nue au froid. Khtor remarqua de gravées sur sa chair des runes pareilles à celles de l'arche, des runes faites vraisemblablement au couteau, en scarifications. Sa voix doubla d'intensité, et les runes semblèrent rougeoyer, peut-être à cause de la brûlure du vent, mais Khtor ne le croyait pas. Désormais, le Vieil Édenté était aussi déchainé que la tempête qui faisait rage dans l'hémicycle et qui charriait d'innombrables voix profondes, comme si les montagnes elles-mêmes chantaient avec lui. Il leva les bras au ciel, hurla un son inarticulé, puis le vent cessa subitement, les orbites vides du Mahamut étincelèrent, et le corps du vieillard s'affaissa. Khtor s'apprêtait à l'aider mais le Vieil Édenté parvint à se redresser seul. Il paraissait sans force, et sans âge. Juste immensément fatigué, et terriblement vieux. Il hocha la tête vers Hilmyre pour lui indiquer qu'il pouvait parler.
-Je viens à vous, honoré Mahamut. Je suis Hilmyre, détenteur de Perce-Flanc, la lance sanglante. Je suis Hilmyre, le porteur de peau, protégé de Réhann. Je suis Hilmyre, souverain de ma nation. Celle demeurant sur l'île que vous protégez depuis la nuit des temps. Et car nous sommes les vivants de votre île, vous nous protégez également. Je viens à vous, honoré Mahamut. Je suis Hilmyre, père de Khtor, ici présent. Un jour, l'éternel hiver s'abattra sur moi, et je ne serai plus. Alors, mon fils brûlera mon corps et se vêtira de la peau de Réhann. Cette terre sera sienne. Je viens à vous, honoré Mahamut. Voici Khtor. Quand son heure viendra, vous devrez le protéger, comme vous m'avez protégé, et mes pères avant moi. Vous devrez le protéger, lui et les siens. Car voici Khtor, mon fils. Mon successeur.
Tandis que Khtor s'inclinait, les orbites du Mahamut prirent feu dans la glace, et une voix grave venue d'outre-tombe, des contrées froides et mortes, tonna.
-Il n'y a rien à quoi succéder. C'est la fin. Le Ragna'rokkr. Il n'y a plus d'espoir. Les vers se repaissent du roi-rêne. L'Arbre-Monde est déraciné. Bientôt, ce sera le temps des Loups et des hommes mauvais. Ce sera le temps du Couronné d'Épines. Sa volonté sera faite, sur terre comme au ciel, pour des siècles et des siècles, jusqu'à ce qu'il n'y ait plus rien sur quoi régner. Il n'y a nulle échappatoire. C'est le Ragna'rokkr. C'est la fin des Vihic-kins.
Et soudain, ce fut tout le Mahamut qui prit feu, se consumant entièrement dans un brasier infernal. C'était comme si un gigantesque papillon de flammes se débattait dans le bloc gelé. C'était un spectacle à la fois fascinant et terrifiant. Puis la glace éternelle elle-même dans laquelle il reposait fondit, jusqu'à ce qu'il ne reste plus qu'une grande flaque d'eau parsemée de cendres mouillées qui atteignit les genoux des trois hommes, tel un ciel liquide aux étoiles mortes et grises s'échouant sur terre.
Khtor et Hilmyre restèrent estomaqués. Le Vieil Édenté, lui, serrait fortement la mâchoire, les yeux embués, et ses poings fermés tremblaient. Mais ce fut une vaine résistance, et les larmes coulèrent. Sans même un regard, d'un hochement de tête, il leur fit signe de partir. Hilmyre posa sa main sur l'épaule du vieillard, et ne voyant pas de réaction, le força à le regarder. Le chef des Vihic-kins planta ses yeux alarmés dans ceux du Vieil Édenté, comme pour lui demander quoi faire. Mais il n'accrocha rien, les yeux du vieux perdus dans un vide immense ne semblaient plus rien voir. Il n'était déjà plus là.
Hilmyre lâcha prise, et lentement, se releva, comme s'il n'était plus sûr que le monde tienne encore sous ses pas, que le sol ne s'effondre sous lui, et que le sombre gouffre de la fin ne l'engloutisse.
Khtor aussi se leva, s'aidant de sa hache pour se redresser, toujours sous le choc. Les questions se bousculaient avec la détresse, mais sa gorge restait sèche et nouée. Il se sentait dépassé. Perdu.
En silence, hésitants comme s'ils étaient redevenus des enfants apprenants à marcher, et hébétés comme un matin après une nuit noyée dans l'hydromel, le père et le fils partirent, laissant le Vieil Édenté seul et nu, à genoux dans une mare de sang cristallin tacheté de gris.






Le Vieil Édenté resta longtemps agenouillé seul et nu parmi les restes du Mahamut, bien après même le départ de Khtor et Hilmyre. Même quand le vent et les murmures des montagnes se furent tus, et que le silence ressembla à la fin du monde, il resta agenouillé seul et nu.
Puis, après un long moment, il se saisit de son couteau à la lame faite d'os blanc, peut-être humain, peut-être d'enfant. Il posa le tranchant sur sa gorge, et sectionna tout. Chair, tendons, veines et désespoir. Et en effet, à mesure que le sang ruisselait pour colorer la mare de rouge, son effroi d'une vie sans le Mahamut, d'une vie sans guide, sans ami, sans père, sans frère, car c'était tout cela que le Mahamut représentait; son effroi d'une vie sans lui s'écoulait, emporté par les cascades de sang. Il était calme à présent. Paisible.
Son corps encore vivant, vivant à demi, sombra dans la mare étoilée de cendres et fleurie de roses de sang diluées. Il fut pris de spasmes, s'étouffant dans un mélange de son propre sang et d'eau éternelle aux relents poussiéreux qui ne faisait en réalité qu'un.
Le Vieil Édenté se noya, dans les hautes montagnes du Nord, là où les neiges éternelles sommeillaient. Pour sommeiller lui aussi. Définitivement cette fois.

***

2 commentaires:

D'Or Et De Laine a dit…

"Ici, les neiges étaient éternelles. En la buvant, les simples mortels devenaient pour un moment aussi vieux qu'elle. Aussi vieux que les montagnes. Aussi vieux que le monde. Pour un moment, pour un moment seulement. "


J'ai trouvé ce passage très très beau.

On dirait un extrait d'un gros livre, à lire un soir d'hiver, près du feu, en entendant la pluie tomber.

Anonyme a dit…

Je lirai la deuxième partie demain. Mais la demoiselle avant moi a raison : "on dirait un extrait d'un gros livre".

Tu écris bien, tu écris juste. Tu es gorgé de talent.