Les larmes du cétacé
La roue tourne, dans le vide, sans s'arrêter, inlassablement...
Il fait nuit. Il est tard. Ou tôt, cela dépend du point de vue. Il fait nuit. La route défile, insensiblement toujours la même, ligne droite, virage, ligne droite, nuage de brume, ligne droite, virage, ligne droite. Toujours la même. La même route, la même lumière jaune des phares qui découpe l'obscurité, les même bords de route herbeux et le fossé à côté, la même désolation partout. Tout semble endormi. Coup d'œil dans le rétroviseur. Même les deux gars assis derrière, Alex et Damien, le sont. Pas étonnant, après cette soirée de fous. Je remarque un filet brillant de bave dégouliner sur le menton et la veste d'Alex, et je souris. 28 ans et ils dorment toujours comme des gamins.
-Regarde la route bon sang Tom...
Marc, à côté de moi, repique du nez, s'enfonce à nouveau dans ce doux sommeil cotonneux. Mes yeux me piquent, et une de mes mains lâche le volant pour les frotter un peu. Ils se ferment tout seul, et un instant j'ai peur, j'ai l'illusion de ne pas réussir à les rouvrir. Et pourtant si, j'y parviens, je les ouvre bien grand. Cette petite victoire me rassure. Je n'ai pas sommeil non. Je me sens parfaitement bien. A vrai dire, je me sens vivant. J'ai l'impression de ne pas avoir ressenti ce sentiment-là depuis longtemps, très longtemps. Trop longtemps. Depuis la fac je crois. Ca fait peur quand j'y songe, toutes ces années passées dans un semblant de vie factice, un trompe-l’œil pour masquer la vérité: l'ennuie et la peur et la mort. Mais ce soir non, je me sens vivant. Je suis vivant. Je crois que je pourrais décrocher la lune sans problème, les yeux fermés.
Les yeux fermés. Fermés...
-Regarde la route bon sang Tom...
Marc, à côté de moi, repique du nez, s'enfonce à nouveau dans ce doux sommeil cotonneux. Mes yeux me piquent, et une de mes mains lâche le volant pour les frotter un peu. Ils se ferment tout seul, et un instant j'ai peur, j'ai l'illusion de ne pas réussir à les rouvrir. Et pourtant si, j'y parviens, je les ouvre bien grand. Cette petite victoire me rassure. Je n'ai pas sommeil non. Je me sens parfaitement bien. A vrai dire, je me sens vivant. J'ai l'impression de ne pas avoir ressenti ce sentiment-là depuis longtemps, très longtemps. Trop longtemps. Depuis la fac je crois. Ca fait peur quand j'y songe, toutes ces années passées dans un semblant de vie factice, un trompe-l’œil pour masquer la vérité: l'ennuie et la peur et la mort. Mais ce soir non, je me sens vivant. Je suis vivant. Je crois que je pourrais décrocher la lune sans problème, les yeux fermés.
Les yeux fermés. Fermés...
Les coups de klaxons à répétition me sortent de ma torpeur. La lumière en face de moi m'aveugle, c'est comme si on braquait deux gros projecteurs dans mes yeux. Crissement de pneus. Marc s'est réveillé en sursaut et se tourne vers moi, les yeux agrandis par la peur, la bouche béante, épouvanté. Je comprends trop tard.
Le choc est épouvantable. Tout explose autour de moi, l'air est changé en bris de verre, et un énorme marteau frappe mon corps, coupe ma respiration dans un effroyable bruit de tôle froissée lacérée déchiquetée. On dirait qu'on éventre un paquebot. Plus rien n'est à sa place, le ciel est en bas, la route en haut, mes cheveux pendent dans le vide, le sang me monte à la tête, et l'asphalte se rapproche de plus en plus, le ciel goudronné nous tombe sur la tête. On s'écrase. Je suis arraché de mon siège, aspiré par le froid extérieur, je suis éjecté violemment dehors. Je m'écrase.
Le choc est épouvantable. Tout explose autour de moi, l'air est changé en bris de verre, et un énorme marteau frappe mon corps, coupe ma respiration dans un effroyable bruit de tôle froissée lacérée déchiquetée. On dirait qu'on éventre un paquebot. Plus rien n'est à sa place, le ciel est en bas, la route en haut, mes cheveux pendent dans le vide, le sang me monte à la tête, et l'asphalte se rapproche de plus en plus, le ciel goudronné nous tombe sur la tête. On s'écrase. Je suis arraché de mon siège, aspiré par le froid extérieur, je suis éjecté violemment dehors. Je m'écrase.
Le froid est pénétrant, violeur, il s'insinue en moi comme une épidémie s'insinue dans un corps, se propage, annihile toute trace de vie pour ne laisser au final qu'un cadavre. C’est à la fois brûlant et anesthésiant. Je n’arrive plus à bouger, pris au piège, je ne sens plus mon corps, seulement cette brûlure atroce qui, j’en ai la certitude, va finir par me consumer entièrement. Je veux hurler mais je n’y arrive pas. Je veux pleurer mais je n’y arrive pas. J’ai peur. J'ai froid. J'ai un drôle de goût dans la bouche, un goût de fer, de sang, de bitume.
Dans un effort qui m'épuise, je parviens à bouger les yeux, et c'est bien la seule chose que j'arrive à bouger. Mon dieu, est-ce que mes dents du haut mordent vraiment le goudron ? Où est le reste de ma mâchoire ? Je tourne mes yeux vers ma droite, le plus possible, quitte à me les sortir des orbites, et je vois. Mes jambes forment un angle bizarre, je ne devrais pas pouvoir les voir et pourtant elles sont bien là, sous mes yeux. Une longue, très longue trainée de sang part de mon visage et s'étale sur des mètres. Une carcasse de fer compactée, compressée, qui ressemble vaguement à une voiture retournée, les roues en l'air, l'une d'entre elle tournant encore, est échouée sur le bord de la route, et un peu plus loin, une autre petite baleine métallique dont le squelette est à nu par endroit émet un long bruit grave, sans doute un cri d'agonie de baleine, ç'en est presque drôle on dirait le bruit continu d'un klaxon écrasé par un poids mort. Et partout, autour de moi, sont-ce des débris de verre, ou bien les larmes cristallisées du cétacé ?
J'ai peur. J'ai froid. A l'intérieur de moi. A vrai dire, j'ai l'impression que mon intérieur ne l'est plus tant que ça. Je lève les yeux au ciel. La lune, d'une blancheur spectrale, irradie une lumière blafarde, et les étoiles tombent, lentement, certaines s'amoncellent sur moi, glacées, mouillées, et fondent sur mon corps. Elles tombent, lentement, aussi légères que des flocons. Il neige des étoiles.
Je crois qu'on a posé des poids sur mes cils, et mes paupières se ferment toutes seules. Je m'enfonce un peu plus dans le sol, la route fond, je m'englue dans des sables mouvants d'asphalte. Je me perds. Je sombre.
Dans un effort qui m'épuise, je parviens à bouger les yeux, et c'est bien la seule chose que j'arrive à bouger. Mon dieu, est-ce que mes dents du haut mordent vraiment le goudron ? Où est le reste de ma mâchoire ? Je tourne mes yeux vers ma droite, le plus possible, quitte à me les sortir des orbites, et je vois. Mes jambes forment un angle bizarre, je ne devrais pas pouvoir les voir et pourtant elles sont bien là, sous mes yeux. Une longue, très longue trainée de sang part de mon visage et s'étale sur des mètres. Une carcasse de fer compactée, compressée, qui ressemble vaguement à une voiture retournée, les roues en l'air, l'une d'entre elle tournant encore, est échouée sur le bord de la route, et un peu plus loin, une autre petite baleine métallique dont le squelette est à nu par endroit émet un long bruit grave, sans doute un cri d'agonie de baleine, ç'en est presque drôle on dirait le bruit continu d'un klaxon écrasé par un poids mort. Et partout, autour de moi, sont-ce des débris de verre, ou bien les larmes cristallisées du cétacé ?
J'ai peur. J'ai froid. A l'intérieur de moi. A vrai dire, j'ai l'impression que mon intérieur ne l'est plus tant que ça. Je lève les yeux au ciel. La lune, d'une blancheur spectrale, irradie une lumière blafarde, et les étoiles tombent, lentement, certaines s'amoncellent sur moi, glacées, mouillées, et fondent sur mon corps. Elles tombent, lentement, aussi légères que des flocons. Il neige des étoiles.
Je crois qu'on a posé des poids sur mes cils, et mes paupières se ferment toutes seules. Je m'enfonce un peu plus dans le sol, la route fond, je m'englue dans des sables mouvants d'asphalte. Je me perds. Je sombre.
Et à quelques pas de moi, la roue de la voiture tourne toujours, dans le vide, sans s'arrêter, inlassablement...
***
1 commentaire:
J'aime, j'aime vraiment beaucoup.
"La lune, d'une blancheur spectrale, irradie une lumière blafarde, et les étoiles tombent, lentement, certaines s'amoncellent sur moi, glacées, mouillées, et fondent sur mon corps. Elles tombent, lentement, aussi légères que des flocons. Il neige des étoiles." C'est une magnifique phrase, une magnifique image.
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