Le petit tourne la tête vers sa mère, gravement, les sourcils froncés.
-C'est qui ? Il est où Papa ?
Je sens sa confusion, son incompréhension. Je peux même voir le point d'interrogation dans ses yeux. Je le comprends, sa mère lui présente comme son père un homme affalé dans un lit d'hôpital, ce n'est même plus un homme, c'est une épave, un morceau de viande déchiqueté en lambeaux, un puzzle de chair dont les pièces auraient été mal assemblées, c'est une momie, il est recouvert de bandage, c'est un monstre, un monstre qu'on cache comme on peut. Ce n'est même plus un homme. C'est moi.
Mais il est troublé, parce qu'à travers les bandages il voit des yeux, des yeux qu'il connait, à vrai dire les même que les siens, vert pailletés de marron, mais en plus vieux, oui les même yeux mais en plus vieux, les yeux de son père, pourquoi, comment ça se fait, qui es-tu, as-tu mangé mon père, tu lui as volé ses yeux c'est ça, rends-les moi, rends-les lui, rends-moi mon père, je t'en supplies je veux mon père, rends-le moi, maman est triste elle pleure dans les couloirs de l'hôpital elle pleure à la maison quand elle croit que je suis endormi elle pleure mais moi je l'entends à travers le mur elle pleure même des fois comme ça sans prévenir à table ou devant la télé ou dehors quand on joue, rends-lui papa, s'il te plaît, je l'aime mon papa rends-le moi il doit être là me voir grandir m'aimer me protéger de tous les dangers de tous les monstres de monstres comme toi c'est lui qui devait gagner pas toi, recrache-le, pourquoi maman croit que c'est toi papa c'est pas vrai, tu arrives peut-être à tromper maman peut-être à cause des yeux les yeux de papa, mais moi ça ne marche pas ça ne prends pas je suis plus malin que ça plus malin que toi je ne te crois pas tu ne me trompes pas tu n'es pas mon père, recrache-le, régurgite-le, rends-le moi !
C'est un cri, un cri déchirant, un cri muet, le cri de ses yeux, un cri qui me vrille les tympans, m'assomme, me brise le cœur. J'ai mal, un étau m'enserre le cœur, j'ai un poids sur la poitrine, j'ai du mal à respirer, je cherche un nouveau souffle. Pendant que je dormais anesthésié, ils m'ont ouvert le ventre et l'ont rempli de pierres, j'en suis sûr, puis recousu, refermé ni vu ni connu, j'en suis sûr, je ne suis pas une momie en fait je suis le Grand Méchant Loup et je me sens lourd, pesé, écrasé. Et je détourne les yeux. Trop mal, trop honte. Je ne suis plus son père, je ne suis plus le modèle, celui qui papa quand je serai grand je voudrais faire toi, je ne suis plus celui qui lui lisait des histoires avant de s'endormir, celui qui l'accompagnait chaque matin à l'école en lui tenant la main, celui qui vérifiait chaque soir sous son lit et dans le placard s'il n'y avait pas de monstres et récitait une formule magique juste au cas où, celui qui le regardait dormir en souriant, celui qui s'inquiétait aux moindre toussotements, nez qui coulent, pleures, stabilisateurs de vélo enlevés, égratignures, bobos, celui qui frottait sa joue à lui à la barbe (re)naissante contre sa joue, celui qui l'aimait, celui qui. Je ne suis plus son père. Je le lis dans ses yeux. Pour lui, je suis un étranger, un inconnu, pire, celui qui a pris la place de son père, qui l'a tué, remplacé. Un imposteur. Un monstre.
Je ne suis plus.
-Thomas, mon chéri... (elle éclate en sanglot) Je... Je suis désolée, mais...
Elle se tait, ou plutôt elle ravale les paroles qui pourraient encore sortir, parce que c'est inutile ça serait toujours la même litanie alors elle ravale ses mots, les étouffe dans sa bouche, et elle se tait. Elle est épuisée elle n'en peut plus elle se sent vide vidée de l'intérieur, mais elle tient bon. Elle essuie ses yeux d'un revers de la main, mais elle est trahie, ses joues sont encore humides d'une récente rosée, d'une averse au goût de sel, ses yeux sont toujours rouges et noyés sous les larmes et le flot n'est retenue que par une mince barrière une barrière invisible mais qui tient bon elle aussi c'est un barrage de fortune mais qui ne cèdera pas. Elle fait sa brave, mais je vois bien. Elle souffre, ça se voit, et je souffre avec elle, j'ai l'impression qu'on m'enfonce des doigts glacés dans le cœur. Elle a retenue sa respiration, même le temps semble s'être arrêté tout autour, instantané fixé figé. Et elle tourne les talons, me tourne le dos. Elle ne respire toujours pas, et elle fait un pas, puis un autre. En apnée. Lentement, comme si elle avait peur que le sol s'effondre sous elle, mais il tient bon. Elle ne comprend pas que c'est le mien de sol, que c'est mon monde, qui s'effondre. Elle avance. Un pied devant l'autre, un pas après l'autre. Elle franchit le cadre de la porte, et là, elle se dégonfle comme un ballon de baudruche, expulse tout l'air retenu dans ses poumons, ça y est c'est fait, c'est terminé. Je suis sûr qu'elle ferme les yeux. Pas besoin de voir, je le sais. Elle les rouvre, et le monde lui paraît légèrement différent, elle ne saurait dire en quoi, mais il lui paraît différent, dans la perception qu'elle en a, différent, je le sais ça aussi. Elle est sortie de ma chambre. Elle est sortie de ma vie. Elle rejoint l'obscurité du couloir et ses ombres, pour en devenir une elle-même. Sans même un regard en arrière. Je ne la vois plus. Elle s'est sortie de ma vie.
Je me sens lourd. Et brisé. A l'intérieur. Je le sens, quelque chose cloche. A l'intérieur. Et je comprends, je suis aussi ravagé dehors que dedans, et ça fait mal, encore plus mal peut-être bien, infirmière de la morphine pour mon cœur s'il respire encore s'il bat encore, de la morphine, je ne sais pas je ne sais plus, un caillou bloque tout je me sens mal, oui un caillou enraye la machine, ça fait mal, trop mal, ça bloque tout et je n'arrive plus à respirer, tracé plat sur l'encéphalogramme je sombre.
***
1 commentaire:
"qui es-tu, as-tu mangé mon père, tu lui as volé ses yeux c'est ça, rends-les moi, rends-les lui, rends-moi mon père, je t'en supplies je veux mon père, rends-le moi"
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