dimanche 19 septembre 2010

Partie I (suite)


Le crépuscule étendait son voile sur le monde. Une petite fille scrutait les hautes montagnes au loin, plongée dans la pénombre, à la lisière du village. Sa mère l'aurait sans doute grondée et punie si elle avait su où sa fille se trouvait, après ce qui était arrivé à Hod, il y avait seulement un mois. Pour les adultes, cela semblait ne pas faire si longtemps, et ils interdisaient encore à leurs enfants d'aller jouer seuls aux abords du village. Regardez ce qui est arrivé à ce pauvre Hod, disaient-ils. Une tragédie. Pauvre Hod, disait sa mère. Elle ne savait pas. La veille du drame, après l'école, Hod l'avait entraîné dans la forêt de sapins, à l'est du village, et ils s'y étaient promenés, main dans la main, des éclats de rires enfantins cassant le lourd silence pesant sur la forêt. Ça lui avait donné un peu de vie, et la forêt avait aimé ça. Les arbres s'en souvenaient. C'était si beau.
Puis ils avaient atteint une clairière, celle du lac. Hod s'était soudain tu, se contentant de faire quelques ricochets maladroits sur l'eau, évitant de croiser le regard de la petite fille, comme embarrassé. Alors elle lui avait saisi la main, et l'avait forcé à la regarder. Il lui avait avoué qu'il avait un cadeau pour elle. Il avait rougi en disant cela. Il avait sorti de sa poche un magnifique collier d'ambre que Khtor, son grand frère, avait rapporté des royaumes unis du continent, loin au sud. Khtor le lui avait donné, lui disant qu'il saurait certainement en faire bon usage, appuyant ses dires d'un clin d'oeil. Khtor connaissait bien son petit frère et l'aimait profondément, Hod de son côté, l'adorait, tout simplement.
Hod avait accroché le collier au cou de la petite fille, et un instant, leurs corps avaient été si proches. Quand Hod s'était écarté, cela avait été comme si il avait emmené une part d'elle avec lui, un élément vital. Alors, elle avait compris. Aussi jeune était-elle, elle avait compris. Qu'elle ne tolèrerait jamais qu'un autre corps que le sien puisse être aussi proche d'elle, et qu'elle voulait passer le reste de sa vie ainsi, l'un contre l'autre. C'était si pur, c'était si beau.
Hod lui avait dit que le collier lui allait bien, mais elle l'avait à peine entendu. Tout était gourd autour de la petite fille. Seul Hod comptait désormais. Il avait souri, et par Réhann, elle aurait pu mourir juste pour un autre de ses sourires. Sans se rendre compte qu'elle souriait elle aussi, et que le petit garçon pensait exactement la même chose de son côté.
De la maladresse qui caractérisait les enfants, celle qui les rendait magnifiquement gracieux, elle s'était avancée vers lui. Et ensemble, ils avaient joint leurs lèvres. Alors, dans une explosion intérieure, tout était redevenu net pour la petite fille, et même plus, comme si elle avait soudainement eu un sens plus aigu des choses qui les entouraient. Le ciel si clair, si bleu, comme les yeux de Hod, le lac calme et semblant imperturbable, les galets qui crissaient sous leurs pieds, le vent frais qui faisait bruisser les sapins. Le goût sucré et humide des lèves de Hod. La petite fille avait fermé les yeux, heureuse.
Les arbres s'en souvenaient, et s'en souviendraient à jamais. Ça avait été si pur. Ça avait été si beau.
Ils étaient restés un moment après, assis en silence, à regarder le lac et les nuages s'y refléter, semblants glisser à la fois sur et sous la surface de l'eau sans même la perturber, comme d'étranges créatures marines.
Quand était venu le moment de rentrer, ils s'étaient quitté en se promettant de se retrouver ici le lendemain. La petite fille ne revit jamais Hod vivant.

Et maintenant, elle attendait Khtor, de retour des hautes montagnes du Nord. Hilmyre était déjà rentré, lui. Il était passé à côté d'elle sans la voir, semblant bien plus vieux qu'il ne l'était à son départ ce matin. Il marmonnait tout seul, secouant la tête, préoccupé. Dans la semi-obscurité, on aurait dit que la peau de rêne qu'il portait ne faisait qu'un avec le reste de son corps. Il lui avait paru un peu fou, et lui avait fait peur. Elle s'était cachée derrière un empilement de bûches, et avait retenu sa respiration le temps qu'il passe. Mais à dire vrai, Hilmyre était si perturbé qu'une étoile farceuse aurait pu s'écraser juste à ses pieds qu'il ne l'aurait probablement pas remarqué. C'était inquiétant.
Khtor ne faisait toujours pas son apparition, alors la petite fille décida de s'assoir, son dos s'appuyant contre le tas de bois. Ce n'était pas très agréable, mais ça la tiendrait éveillée. Alors la petite fille attendit, elle attendit longtemps. Ses yeux papillonnèrent et commencèrent à se fermer, prête à plonger dans le lac cotonneux des songes. Sa tête bascula sur sa poitrine, et sa respiration se fit plus lente et profonde. Le doux courant des rêves la berça jusqu'à ce moment près du lac dans la forêt de l'est, la berça jusqu'à Hod, car il n'y avait plus que dans ses rêves qu'elle pouvait le voir. Il n'y avait plus que dans ses rêves qu'elle pouvait prendre sa main dans la sienne, et poser ses lèvres sur celles du garçon. Il n'y avait plus que dans ses rêves qu'elle pouvait être avec lui. Dans ses rêves, et dans la mort. Dans tous ces précédents songes, Hod lui disait de ne pas mourir, car son heure n'était pas venue. Il lui disait qu'il l'attendrait. Il lui disait de continuer de rêver. Tous ses rêves depuis un mois étaient ainsi.
Mais celui de ce soir fut différent. Quand elle ferma les yeux pendant qu'elle embrassait Hod et que Hod l'embrassait, quelque chose changea. L'air de la clairière, normalement si pure, fut happé, et une épouvantable odeur de chair putréfiée, de décomposition, cette chaude et fétide odeur à suffoquer et vomir s'installa. La petite fille rouvrit les yeux. Hod était trop près d'elle pour qu'elle le distingue correctement, mais elle vit les sapins autour d'eux faner et se flétrir, tandis que le ciel était ravagé par le feu et le sang, et que les nuages d'un noir d'encre se déchiraient pour déverser leurs larmes empoisonnées dans le lac souillé où flottait les cadavres de poissons, d'oiseaux, et d'êtres humains. La petite fille bondit en arrière. Alors elle put voir Hod distinctement. Il la regardait, les bras ballants le long de son corps, la tête légèrement sur le côté, un sourire mauvais aux lèvres. Il la regardait couvert de sang, sa gorge et son ventre déchiquetés. Il la regardait de ses yeux vitreux, froids et morts. Il ouvrit la bouche, et des vers blancs en sortirent. Il parla la langue des défunts, qu'elle ne comprenait que dans ses rêves. Il appela la petite fille par son prénom. Freiyjaa. Et maudit trois fois son nom. Il lui dit qu'il était mort par sa faute, et qu'ainsi elle aussi mourrait bientôt. Mais alors, même dans la mort, elle ne le retrouverait pas, car il ne voulait plus d'elle. Les morts lui avaient murmurés la vérité, qu'il était mort par sa faute, et il ne voulait plus d'elle. Elle passerait l'éternité enfermée dans une petite cage, dans la pénombre, affreusement seule. Car sa mort était le fait de Freiyjaa, trois fois maudite.
La petite fille pleura, balbutia, se tenant d'une main la poitrine, son coeur semblant violemment comprimé par une poigne impitoyable, l'autre main tendue vers Hod. Le petit garçon mort la repoussa, et elle trébucha, s'écorchant le dos sur les galets. Alors Hod s'abattit sur elle.

Freiyjaa se réveilla en sursaut, le dos meurtri, couverte de sueur, haletante. Son coeur battait à tout rompre dans sa poitrine, comme un fauve en cage n'aspirant qu'à la liberté. Elle entendit des cailloux crisser sous le poids de quelqu'un marchant à vive allure, et un instant, elle eu peur que ce fusse Hod revenant du monde des morts. Après tout, il l'avait trois fois maudite.
Puisant au fond d'elle un peu de courage, elle risqua un oeil par-dessus l'amas de bûches. Au début, elle ne distingua qu'un pelage d'ours, et elle parvint à étouffer à hoquet de peur. Elle se redressa un peu plus, pour mieux le voir, et elle constata avec soulagement que ce n'était que Khtor, qui portait son horrible manteau. Le voir pourfendant l'obscurité ainsi lui rappela cet effroyable jour, il y avait de cela un mois. Ce jour où elle et Hod auraient du se retrouver près du lac, pour s'embrasser à nouveau.
Le lendemain de leur premier baiser, Freiyjaa avait été retenue longtemps à la maison, car sa mère étant malade, elle avait du s'occuper des tâches ménagères seule. Elle avait eu le plus grand mal à rester là et à s'appliquer sur ce qu'elle faisait plutôt que de se précipiter dehors pour rejoindre Hod. Une éternité s'était écoulée selon elle avant qu'elle soit libérée. Elle avait alors couru, aussi vite qu'elle le pouvait. Comme les lèvres de Hod lui manquaient. Et ses yeux. Et son sourire. Et son odeur. Oh oui, elle avait couru aussi vite qu'elle le pouvait pour rejoindre le petit garçon.
Elle avait été stoppée net à la lisière est du village par un puissant rugissement bestial, tout de suite suivi d'un cri déchirant venant de la forêt. Un cri déchirant de petit garçon. Un instant, Freiyjaa avait eu l'impression que les sapins s'étaient assombris puis recroquevillés sur eux-mêmes, comme accablés de chagrin. Tétanisée, elle n'avait pu faire un pas, les yeux exorbités par la peur.
Dans tout le village avait résonné le vacarme de la forêt, et Khtor s'y était précipité, courant à en perdre haleine, sa hache à simple tranchant dans sa main. D'autres l'avaient suivi, bien que distancés par le jeune homme. Il avait été le premier à pénétrer dans la forêt. Un autre terrifiant rugissement, qui ne pouvait provenir que d'une énorme bête, avait encore retenti, mais cette fois-ci il avait été arrêté subitement par un coup de hache, dans un bruit spongieux d'éclatement de fruit trop mûr et d'éclaboussure sanglante. Le son de l'acier tranchant l'air, accompagné du même bruit dégoûtant, s'était abattu plusieurs fois encore, avant que ne se lève un lourd silence, recouvrant la forêt comme un épais brouillard sonore.
Enfin, après un très long moment, Khtor était sorti de la forêt, semblant pourfendre leurs ténèbres comme il pourfendait actuellement celles de la nuit. Son visage fermé avait contrasté avec les traînées rouges qui le maculaient, comme s'il ne s'était pas rendu compte qu'il était recouvert de sang. Et dans ses bras gisait le corps inanimé d'un Hod lacéré. Ses membres ballotaient dans le vide, comme un sanglant pantin sans ficelles de vie.
Freiyjaa s'était sentie partir, comme aspirée vers le haut, faible et sur le point de vomir, sa vision s'obscurcissant un instant. Elle avait pourtant réussi à se retenir, et à ne pas s'évanouir. Elle était tombée à genoux, et s'était mise à pleurer, sans même s'en apercevoir, et ça avait été comme si chaque larme emportait avec elle un peu de son énergie. Khtor avait ramené la dépouille de son petit frère au village, et Freiyjaa n'était pas parvenue à se redresser pour le suivre, comme si elle avait été profondément ancrée là.
Il avait fallu cinq hommes pour traîner l'ours mort hors de la forêt, et Khtor s'en était fait un manteau. Pour montrer à ses ennemis qu'il se vêtait de la peau de ceux qui s'en prenaient aux siens. Et pour se rappeler à lui-même qu'une fois, une fois seulement, mais une terrible fois, qu'une fois il avait échoué.
Peu de temps après, on avait brûlé le cadavre de Hod, et tout le village avait assité aux funérailles. Beaucoup avaient pleuré, imaginant leur enfant à la place du petit garçon. Freiyjaa, elle, n'avait pas versé une larme. Elle n'en avait plus la force. Elle était lasse de tout. Comme si plus rien n'avait d'importance, comme si plus rien ne méritait d'être vécu sans Hod.
Et petit à petit, la vie avait repris son cours. Légèrement différent pour certains, mais identique pour la plupart. Oui, la vie avait fini par reprendre son cours, comme il en va toujours avec la vie.

La fugace silhouette de Khtor disparu à grand pas, tandis que Freiyjaa avait du mal à sortir de ses tristes souvenirs, lestée de lourdes gouttes de songes ne voulant sécher et pesant sur son corps et sa mémoire. Elle s'ébroua, comme pour dissiper ces traces de passé, puis parti à la poursuite de Khtor, simple ombre dans la nuit, faiblement éclairé par la lune et les étoiles. Elle le héla plusieurs fois, mais celui-ci ne s'arrêta pas, ne réagissant même pas à ses appels. Il continua de marcher d'un pas vif, jusqu'à la plage de galets faisant face à l'océan de l'ouest. On l'appelait le Grand Ailleurs, car ses mers étaient infinies.
Il se posa finalement sur un rocher, le regard perdu vers l'horizon. Freiyjaa le rejoignit, puis réfréna de justesse une pulsion. Khtor sembla le remarquer du coin de l'oeil, et il ôta son horrible manteau de peau d'ours. Freiyjaa alla se blottir contre lui. Pendant un moment, personne ne parla, la petite fille, le regard levé, contemplant les cheveux blonds du jeune homme animés par la brise marine. Elle sourit quand elle remarqua quelques rares flocons qui n'avaient pas encore fondus dans sa fine barbe, vestiges de sa dure ascension des hautes montagnes du Nord.
Ce fut le regard fixant toujours le lointain que Khtor rompit le silence, d'une voix sèche et décousue. Il lui dit que Réhann n'était plus. Que c'était fini. Que tout était fini. Que le Mahamut avait perdu la foi. Que son père l'avait perdu aussi. Que Hilmyre attendrait la fin, sans réagir. Qu'il disait que c'était inéluctable. Que lui, Khtor, prince et prétendant au trône des Vihic-kins, ne pouvait s'y résoudre. Qu'il fallait faire quelque chose pour sauver son peuple. Quelque chose, n'importe quoi. Mais qu'il ne savait pas quoi, qu'il se sentait perdu.
Khtor se tu et baissa la tête, se sentant sur le point de rupture, comme s'il était écartelé et prêt à se déchirer. Ses yeux rencontrèrent ceux de Freiyjaa, et y resta accroché, muet de stupéfaction. Son regard était bien trop grave pour une petite fille de son âge. Elle murmura. Que fait un marin quand il se sent perdu en pleine mer ?
Khtor fronça les sourcils, perplexe, puis une étincelle jaillit dans ses yeux. Un fin sourire se dessina dans sa barbe blonde, et hocha solennellement la tête. Il leva les yeux vers le ciel, contemplant la nuit étoilée. Il attendit longtemps comme cela. L'immobilité des cieux semblait l'apaiser un peu.
Et soudain, une étoile filante traversa le firmament. Freiyjaa en avait déjà vu une par le passé, et elle s'était étonnée qu'un astre s'embrasant en déchirant le ciel ne fasse pas tonner la voute céleste et trembler la terre. Celle-ci ne fit pas plus de bruit, même quand elle sembla plonger dans le Grand Ailleurs et s'y noyer.
Khtor hocha à nouveau la tête, en direction de l'océan cette fois. Sa décision était prise. Il se leva, et se tourna vers Freiyjaa. Il lui prit délicatement la tête entre ses mains, et lui embrassa le front. Il n'était plus désemparé. Il lui avait dit qu'il se sentait perdu, et elle avait murmuré.
Que fait un marin quand il se sent perdu en pleine mer ?
Il consulte les étoiles. Les astres sont là pour nous guider.
Khtor la quitta, laissant seule une petite fille sur la plage de galets noirs dans la nuit.

samedi 18 septembre 2010

Partie I

Saga


La hache s'abattit sur le pic de glace et le décapita net, des gerbes de sang cristallin s'éparpillant dans le vent. Il soufflait fort dans les hautes montagnes du Nord. Ici, les neiges étaient éternelles. Khtor ramassa la pointe de stalagmite coupée, et le froid gelant lui mordit les doigts, le brulant et l'engourdissant lentement. Le Vieil Édenté le lui prit immédiatement des mains dans un grognement. Le jeune homme le regarda emmené en claudiquant le bloc de glace jusqu'à un petit feu que son père avait préparé à l'abris du vent et de la neige. Une rafale souffla fort, et Khtor, d'une main, resserra les pans de son manteau de fourrure. Une épaisse fourrure d'ours. Celui qui s'était aventuré près du village un mois plus tôt, et avait tué son jeune frère qui jouait aux abords du hameau, seul. Khtor l'avait abattu avec sa hache, mais la bête avait eu le temps de laisser sa marque. Trois profondes entailles rouges lui rayaient le torse, comme si l'animal avait voulu l'éventrer pour lui arracher le coeur. Cela aurait été stupide. L'ours n'aurait recueilli dans sa patte que des débris, car en tuant son frère, il lui avait brisé le coeur. Les jours de froid, les griffures le brûlaient, les jours de chaleur, elles le démangeaient. Aujourd'hui était un jour de froid.
Le tonnerre gronda juste au-dessus d'eux, et ce fut comme si on abattait un énorme marteau sur les montagnes qui répercutèrent le bruit assourdissant. Le sol trembla dans un bruit de roche fendue, et le Vieil Édenté maugréa dans sa longue barbe blanche. Il installa une petite marmite au-dessus du feu et y déposa le morceau de glace. Pendant ce temps, Khtor, la hache à simple tranchant toujours à la main, avait rejoint son père, Hilmyre, qui inspectait avec méfiance le sommet des montagnes à travers la dense pluie neigeuse, à la recherche d'une présence mystérieuse. Il avait l'air fatigué, érodé par le temps comme la pierre de ces montagnes, mais toujours debout, solide.
Lentement, la glace fondit, en une eau claire et bien plus pure que tout ce que Khtor avait pu voir, jusqu'à remplir le récipient. Le Vieil Édenté retira la marmite du feu, et la passa à Hilmyre, qui en but une grande rasade. Le père la passa au fils, qui la porta à ses lèvres. Malgré la chaleur du feu, l'eau était restée incroyablement fraîche. Quelque chose se passa à l'intérieur de son corps, comme si un incendie s'embrasait, et Khtor fut pris de vertiges, toussant rauquement. Tout le monde ne supportait pas la première Gorgée. Ils étaient dans les hautes montagnes du Nord. Ici, les neiges étaient éternelles. En la buvant, les simples mortels devenaient pour un moment aussi vieux qu'elle. Aussi vieux que les montagnes. Aussi vieux que le monde. Pour un moment, pour un moment seulement. Pour un moment, ils devenaient dignes de parler au Mahamut.

La courte procession se remit en marche, lentement, luttant contre le vent déchainé charriant des flots de larmes de montagnes, d'épais et lourds flocons de neige. Khtor avançait courbé, Hilmyre s'appuyait fortement sur sa précieuse lance Perce-Flanc, mais le Vieil Édenté, lui, bien que boitant et squelettique, se tenait droit, comme si la tempête ne le touchait pas. Et il avançait, encore et toujours, semblant se repérer dans ce blizzard. Khtor se demanda si le vieillard savait réellement où il allait. Il se racontait de drôles de choses à son sujet au village. Mais Hilmyre disait avoir foi en lui. Et Hilmyre était son père. Il devait donc avoir foi lui aussi en le Vieil Édenté. Celui-ci vivait à l'écart des gens, préférant être seul, au pied des hautes montagnes du Nord où ils se trouvaient désormais. Au village, les mères effrayaient les enfants en leur disant que s'ils n'étaient pas sages, à la nuit venue, le Vieil Édenté viendrait les chercher et les emmènerait dans sa tanière, où il les attacherait pour qu'ils ne puissent pas s'enfuir. Puis il les découperait, en petits, très petits morceaux, car le Vieil Édenté n'avait plus beaucoup de dents, alors il devait manger de petits, très petits morceaux. Enfin, une fois découpés en petits, très petits morceaux, les enfants étaient dévorés par le Vieil Édenté. On disait aussi de lui qu'il était fou, et maléfique, et que le langage qu'il parlait jadis, la langue des hommes, avait été emportée par le vent, à tout jamais. Car à force de manger des enfants en petits, très petits morceaux, il n'était désormais plus tout à fait un homme.
Khtor n'était plus un enfant, il savait que ceci n'était qu'une sombre légende, un noir conte pour tenir les enfants tranquilles, mais il était aussi suffisamment vieux pour savoir que chaque conte, chaque légende, avait un fond de vérité. Et la maigre carcasse presque muette aux yeux jaunies et luisants de folie, vêtue seulement d'une peau de bête miteuse, n'était pas pour le rassurer. Encore moins le poignard qui pendait à son côté, dont la lame blanche semblait être faite en os. Peut-être humain. Peut-être d'enfant.
Au début de l'ascension, Khtor avait fait part de son inquiétude à son père, et celui-ci avait ri. Il lui avait aussi dit qu'il était fort possible que vivre en ermite l'avait rendu un peu fou. Mais qu'il n'en restait pas moins inoffensif. Puis Hilmyre révéla un secret à son fils. Le Vieil Édenté n'avait pas besoin de la Gorgée pour communiquer avec le Mahamut. On racontait qu'enfant, alors qu'il se promenait sur le lac gelé des hautes montages du Nord, là où les neiges éternelles sommeillaient, la glace avait cédé sous lui, et il s'était noyé. On avait repêché son corps inerte et froid. Puis il était revenue à la vie, miraculeusement, et changé. Il n'avait plus besoin de la Gorgée pour communiquer avec le Mahamut. Dès lors, il avait quitté le village pour vivre au pied des montagnes.
Mais surtout, ajouta Hilmyre, le Vieil Édenté était déjà là quand il avait accompagné son père pour être présenté au Mahamut, comme c'était le cas à présent pour Khtor. Le Vieil Édenté était déjà là quand le père de Hilmyre accompagnait son grand-père, et le grand-père son propre père. Le Vieil Édenté était là depuis très très longtemps. Et on n'allait pas voir le Mahamut sans son accord, ni sans sa présence. Il était le lien entre les mortels et le Mahamut.

Ils arrivèrent finalement aux Portes Froides, un arche de pierre gravé de runes anciennes, dont le sens et l'origine avaient été depuis longtemps oublié, si ce n'est peut-être par le Vieil Édenté. Derrière elles, dans l'hémicycle à ciel ouvert creusé au sein même des parois de la montagne, attendait le Mahamut. Hilmyre revêtit alors une peau de rêne, le crâne de l'animal sur le sien, les bois pointant fièrement vers les nuages. Chaque année, un rêne était tué en l'honneur de Réhann, le dieu-rêne protecteur de la tribu. Sa peau était l'attribut du chef, et il se devait de la porter lors de moments importants. S'adresser au Mahamut en était un.
Les trois hommes pénétrèrent lentement dans l'hémicycle, le regard rivé sur le sol. Ils firent face à un gigantesque bloc de glace pris dans la roche même de la montagne, puis s'agenouillèrent. Khtor risqua un regard vers le monolithe de cristal froid. Pris dans la glace, se dressait majestueusement une énorme bête, massive et extrêmement velue, même si à certains endroits les poils laineux et épais avaient disparu pour révéler des zones au squelette apparent, où les os gris semblaient tranchants. Ses quatre courtes pattes ressemblaient à de gros piliers faits de chair, d'os et de poils, et sa queue gelée ne fouettait plus l'air. De sa volumineuse tête pendait une trompe qui dardait vers les trois hommes, et sa gueule s'ornait de deux longues défenses blanches aux pointes qui paraissaient encore piquantes. Les orbites creuses et sombres de la bête étaient fixées sur eux. Depuis son royaume de glace, le Mahamut les contemplait.
Les yeux du Vieil Édenté se révulsèrent, et il se mit à psalmodier ce qui ressemblait à une prière dans une succession de bruits gutturaux bestiaux, parlant un langage obscur et rocailleux, coupant. Un langage qui semblait ancien, très ancien. Originel. Pendant ce temps, le vent s'engouffra dans l'hémicycle, et rugit fort, très fort, bien plus fort qu'auparavant.
En transe, le Vieil Édenté arracha sa fourrure de bête miteuse, exposant sa peau nue au froid. Khtor remarqua de gravées sur sa chair des runes pareilles à celles de l'arche, des runes faites vraisemblablement au couteau, en scarifications. Sa voix doubla d'intensité, et les runes semblèrent rougeoyer, peut-être à cause de la brûlure du vent, mais Khtor ne le croyait pas. Désormais, le Vieil Édenté était aussi déchainé que la tempête qui faisait rage dans l'hémicycle et qui charriait d'innombrables voix profondes, comme si les montagnes elles-mêmes chantaient avec lui. Il leva les bras au ciel, hurla un son inarticulé, puis le vent cessa subitement, les orbites vides du Mahamut étincelèrent, et le corps du vieillard s'affaissa. Khtor s'apprêtait à l'aider mais le Vieil Édenté parvint à se redresser seul. Il paraissait sans force, et sans âge. Juste immensément fatigué, et terriblement vieux. Il hocha la tête vers Hilmyre pour lui indiquer qu'il pouvait parler.
-Je viens à vous, honoré Mahamut. Je suis Hilmyre, détenteur de Perce-Flanc, la lance sanglante. Je suis Hilmyre, le porteur de peau, protégé de Réhann. Je suis Hilmyre, souverain de ma nation. Celle demeurant sur l'île que vous protégez depuis la nuit des temps. Et car nous sommes les vivants de votre île, vous nous protégez également. Je viens à vous, honoré Mahamut. Je suis Hilmyre, père de Khtor, ici présent. Un jour, l'éternel hiver s'abattra sur moi, et je ne serai plus. Alors, mon fils brûlera mon corps et se vêtira de la peau de Réhann. Cette terre sera sienne. Je viens à vous, honoré Mahamut. Voici Khtor. Quand son heure viendra, vous devrez le protéger, comme vous m'avez protégé, et mes pères avant moi. Vous devrez le protéger, lui et les siens. Car voici Khtor, mon fils. Mon successeur.
Tandis que Khtor s'inclinait, les orbites du Mahamut prirent feu dans la glace, et une voix grave venue d'outre-tombe, des contrées froides et mortes, tonna.
-Il n'y a rien à quoi succéder. C'est la fin. Le Ragna'rokkr. Il n'y a plus d'espoir. Les vers se repaissent du roi-rêne. L'Arbre-Monde est déraciné. Bientôt, ce sera le temps des Loups et des hommes mauvais. Ce sera le temps du Couronné d'Épines. Sa volonté sera faite, sur terre comme au ciel, pour des siècles et des siècles, jusqu'à ce qu'il n'y ait plus rien sur quoi régner. Il n'y a nulle échappatoire. C'est le Ragna'rokkr. C'est la fin des Vihic-kins.
Et soudain, ce fut tout le Mahamut qui prit feu, se consumant entièrement dans un brasier infernal. C'était comme si un gigantesque papillon de flammes se débattait dans le bloc gelé. C'était un spectacle à la fois fascinant et terrifiant. Puis la glace éternelle elle-même dans laquelle il reposait fondit, jusqu'à ce qu'il ne reste plus qu'une grande flaque d'eau parsemée de cendres mouillées qui atteignit les genoux des trois hommes, tel un ciel liquide aux étoiles mortes et grises s'échouant sur terre.
Khtor et Hilmyre restèrent estomaqués. Le Vieil Édenté, lui, serrait fortement la mâchoire, les yeux embués, et ses poings fermés tremblaient. Mais ce fut une vaine résistance, et les larmes coulèrent. Sans même un regard, d'un hochement de tête, il leur fit signe de partir. Hilmyre posa sa main sur l'épaule du vieillard, et ne voyant pas de réaction, le força à le regarder. Le chef des Vihic-kins planta ses yeux alarmés dans ceux du Vieil Édenté, comme pour lui demander quoi faire. Mais il n'accrocha rien, les yeux du vieux perdus dans un vide immense ne semblaient plus rien voir. Il n'était déjà plus là.
Hilmyre lâcha prise, et lentement, se releva, comme s'il n'était plus sûr que le monde tienne encore sous ses pas, que le sol ne s'effondre sous lui, et que le sombre gouffre de la fin ne l'engloutisse.
Khtor aussi se leva, s'aidant de sa hache pour se redresser, toujours sous le choc. Les questions se bousculaient avec la détresse, mais sa gorge restait sèche et nouée. Il se sentait dépassé. Perdu.
En silence, hésitants comme s'ils étaient redevenus des enfants apprenants à marcher, et hébétés comme un matin après une nuit noyée dans l'hydromel, le père et le fils partirent, laissant le Vieil Édenté seul et nu, à genoux dans une mare de sang cristallin tacheté de gris.






Le Vieil Édenté resta longtemps agenouillé seul et nu parmi les restes du Mahamut, bien après même le départ de Khtor et Hilmyre. Même quand le vent et les murmures des montagnes se furent tus, et que le silence ressembla à la fin du monde, il resta agenouillé seul et nu.
Puis, après un long moment, il se saisit de son couteau à la lame faite d'os blanc, peut-être humain, peut-être d'enfant. Il posa le tranchant sur sa gorge, et sectionna tout. Chair, tendons, veines et désespoir. Et en effet, à mesure que le sang ruisselait pour colorer la mare de rouge, son effroi d'une vie sans le Mahamut, d'une vie sans guide, sans ami, sans père, sans frère, car c'était tout cela que le Mahamut représentait; son effroi d'une vie sans lui s'écoulait, emporté par les cascades de sang. Il était calme à présent. Paisible.
Son corps encore vivant, vivant à demi, sombra dans la mare étoilée de cendres et fleurie de roses de sang diluées. Il fut pris de spasmes, s'étouffant dans un mélange de son propre sang et d'eau éternelle aux relents poussiéreux qui ne faisait en réalité qu'un.
Le Vieil Édenté se noya, dans les hautes montagnes du Nord, là où les neiges éternelles sommeillaient. Pour sommeiller lui aussi. Définitivement cette fois.

***

mercredi 8 septembre 2010

"Un livre doit être la hache qui brise la mer gelée en nous"
-Kafka-